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L’ÉDUCATION MORALE.

s’enchaînaient les uns les autres : pendet causa ab causa ; et nul brusque changement ne venait interrompre l’harmonie nécessaire du grand Tout. Selon les chrétiens, au contraire, la Divinité ou les esprits rebelles se manifestent aux hommes par des modifications soudaines apportées dans le cours des phénomènes, par des dérangements inattendus dans l’ordre de la nature. Quant aux philosophies qui, comme celle d’Épicure, reposaient sur la négation même du merveilleux, elles ne pouvaient pas ne pas entrer en lutte ouverte avec le christianisme. Les chrétiens et les philosophes recommandaient également la piété et l’amour de Dieu ; mais il faut se garder de confondre la piété stoïque, par exemple, et la piété chrétienne : même en présence de la Divinité, la « superbe » stoïque, comme dit Pascal, accordait à l’homme une valeur propre, et son adoration de Dieu ne tendait jamais à devenir un anéantissement de soi : « Sache, dit Sénèque, que si tu dois à Dieu le vivre, tu ne dois qu’à toi seul le bien vivre. » Le chrétien, quand il s’élevait vers Dieu par la prière, emporté dans un élan d’amour, effaçait presque la personnalité humaine devant la Divinité, et, ne croyant plus se devoir rien à lui-même, attribuant tout à Dieu, s’efforçait d’anéantir sa volonté propre afin de faire mieux descendre en lui la grâce d’en haut. D’autres fois, par un mouvement contraire, après avoir ainsi attribué à Dieu tout ce qu’il y avait de bon en lui, ne trouvant plus en soi-même rien que de mauvais et de haïssable, il se prenait à éprouver une sorte d’horreur de soi et une grande crainte de Dieu : celui qui lui était d’abord apparu comme la bonté suprême d’où il tenait tout ce qu’il y avait en lui de bien, lui apparaissait comme la justice inexorable qui devait le châtier éternellement pour les souillures dont il était chargé. Le stoïcien, qui gardait dans sa piété même une attitude d’indépendance à l’égard de la Divinité, refusait de s’humilier en face d’elle au point de la craindre : à entendre le stoïcien, celui qui devait le punir, ce n’était pas Dieu, c’était lui-même, c’était sa propre conscience ; la crainte qui, selon les uns, était le commencement de la sagesse, était, à en croire les autres, une sorte de violation de l’amour : « violat eos quos timet, » dit Sénèque.


On voit par ce rapide tableau combien la philosophie