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STOÏCISME ET CHRISTIANISME.

stoïciens, faire pénétrer la vérité en autrui, se faire « apôtre et précepteur des hommes », c’est essentiellement aimer, ce sera aussi, par essence, s’oublier, renoncer s’il le faut à sa paix intérieure, être prêt à partager le trouble et l’inquiétude d’autrui. — « Aime, dit Épictète, comme doit aimer un homme heureux. » — Est-ce bien là l’amour ? Doit-on garder pour soi le bonheur, et donner le reste, comme un surplus, comme un accessoire ; ou plutôt, ne faut-il pas se donner tout entier, mettre tout en commun, jusqu’à son bonheur ? On n’aime pas les hommes par plaisir, on les aime par volonté, quelquefois par dévouement et sacrifice. Qu’est-ce que cette amitié prescrite par Épictète, amitié finie, temporaire, prête à s’éloigner si l’être aimé s’éloigne ; prête à périr s’il périt ? Qu’est-ce, en un mot, qu’aimer sans s’attacher ? S’attacher à autrui, c’est simplement persister dans son amour quoi qu’il arrive, malgré tous les obstacles naturels et toutes les nécessités physiques ; il est impossible de concevoir l’amour autrement que comme une union indissoluble, comme un attachement éternel. Les stoïciens, dans l’amour qui s’attache à autrui, ont cru apercevoir un risque, un danger, le danger de perdre l’être aimé : en quoi d’ailleurs ils ne se sont as trois ; il y a là, en effet, un risque à courir, un péril à affronter : ϰαλὸς ϰίνδυνος ! dirait Platon ; mais n’est-ce point ce péril qui fait le prix de l’amour Avec l’idée qu’ils avaient de la volonté humaine, les stoïciens ne pouvaient admettre comme possible une immortalité personnelle. Comment l’homme, réduit par Épictète au rôle de simple spectateur du monde, pourrait-il survivre, une fois le spectacle fini ? Comment, la lumière disparue, l’œil ne s’éteindrait-il pas ? Tout autre apparaîtra la destinée de l’homme, au chrétien qui se représente l’esprit, non comme l’œil recevant passivement les clartés du dehors, mais comme un œil lumineux lui-même qui tirerait de soi son propre éclat, pour le répandre ensuite sur les choses. Concevoir, avec les stoïciens, la liberté comme une faculté d’abstention passive, c’était vraiment la rendre mortelle ; la concevoir, avec les chrétiens, comme essentiellement active et expansive, c’était la croire par essence immortelle. Celui qui veut et peut le plus est celui sur lequel les choses pourront le moins.

On a souvent, depuis Pascal, reproché aux stoïciens, et en