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L’ÉDUCATION MORALE.

points, d’accord sur celui-là. Les stoïciens empruntent toujours aux choses matérielles leur représentation de la liberté et de l’ataraxie. Épictète se figure l’âme du sage comme une onde pure et tranquille que nul souffle ne viendrait troubler[1] : image sensible, φαντασία, comme disaient les stoïciens mêmes, impuissante à nous faire pénétrer le vrai caractère de notre énergie intime[2]. Par cela même que la liberté stoïcienne était conçue sur le modèle des choses extérieures, comment eût-elle pu vraiment les dépasser ? Il ne faut pas seulement se modeler sur l’adversaire qu’on veut vaincre ; il faut chercher à s’élever au-dessus de lui. Loin de là, les stoïciens finissent par abaisser la volonté vers les choses en la rendant passive comme les choses mêmes : — Abandonne-toi aux événements, disent-ils à l’homme ; résigne-toi. S’abandonner à la nécessité éternelle, se dévouer à la nature, c’est sans doute une grande et belle chose ; mais il manque à ce dévouement suprême ce qui fait, en définitive, la valeur de tout dévouement : il est sans but, il n’avance à rien. Nous ne pouvons rien au dehors de nous, incapables d’aider l’œuvre de la nature qui se serait accomplie forcément avec ou sans notre volonté :

Volentem fata ducunt, nolenteni trahunt.

Dans les deux cas, que l’homme soit conduit ou entraîné, il ne fait point un pas de plus ; il se perd et s’anéantit également dans la nature. Les stoïciens ne voient pas que se résigner ainsi, c’est en définitive céder, c’est se soumettre et déclarer soi-même son impuissance : ils sem-

  1. Stob. Flor., I, 47. — V. les Entretiens.
  2. Les anciens étaient toujours tentés de se représenter l’âme sous la forme d’une chose passive plutôt que comme une volonté active : de même qu’ils voulaient au dedans la rasseoir et l’apaiser, ils voulaient au dehors « la polir », l’ « arrondir » en quelque sorte : le sage, suivant la comparaison d’Empédocle reprise par Horace, doit se façonner lui-même en une sphère toute ronde et polie sur laquelle nulle aspérité ne peut donner prise :

    et in seipso totus teres atque rotundus
    Externi ne quid valeat per læve morari.

    Sat., II, 7. Cf. Marc-Aurèle, XII, iii ; VIII, xlviii ; XI, xii. — L’âme vraiment libre ressemble-t-elle donc à cette sphère solitaire roulant dans le vide ?