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STOÏCISME ET CHRISTIANISME.

en siècle… Bientôt la terre nous couvrira tous, puis elle-même changera, et les objets de cette transformation changeront eux-mêmes à l’infini ; et ces autres objets à l’infini encore. Si l’on réfléchit à ces flots de changements, de vicissitudes, et à leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel[1]. » Mais alors, pourrait-on demander, qu’y aura-t-il dans le monde des stoïciens qui ne soit méprisable ? Ailleurs Marc-Aurèle s’écrie en se parlant à lui-même : « Pourquoi te troubles-tu ? qu’y a-t-il de nouveau dans les choses[2] ? » Et c’est précisément, à vrai dire, parce qu’il n’y a rien de nouveau et surtout rien de mieux dans le monde que Marc-Aurèle se trouble. Après le trouble vient le doute. La nécessité absolue est si près du hasard absolu ! Une loi aveugle qui gouvernerait les choses ressemblerait à l’absence même de loi. Marc-Aurèle hésite entre l’incompréhensibilité du destin et l’incompréhensibilité du hasard : il flotte entre Zénon et Épicure[3].

Le doute sincère touche au désespoir. « S’il n’y a pas de dieux, ou s’ils ne prennent nul souci des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de dieux ou vide de providence, (τί μοι ζῆν ἐν ϰόσμῷ ϰενῷ θεῶν ἢ προνοίας ϰενῷ)[4] ? » Marc-Aurèle finit par comparer l’univers à ces spectacles de l’amphithéâtre, toujours les mêmes, qui dégoûtent (προσϰορῆ τὴν θέαν ποιεῖ). Ainsi la liberté stoïque, qui essayait de s’accorder avec la nécessité des choses, qui voulait même l’admirer et l’aimer, se sent bientôt, en la contemplant de plus près, rassasiée et prise de dégoût « C’est là, s’écrie Marc-Aurèle, le supplice de toute la vie. Jusques à quand donc ? » « Viens au plus vite, ô mort, de peur qu’à la fin je ne m’oublie moi-même[5] ! » Mourir, se délasser de cette « tension », de cet effort sans but et sans fin qui constitue la vie même, tel est le dernier mot du stoïcisme. Les stoïciens ont un trop grand sentiment de l’idéal pour se reposer dans la réalité qui leur répugne, et ils n’ont pas encore un assez vif sentiment de leur pouvoir

  1. Pensées, IX, xxviii.
  2. Ibid., IX, xxxvii.
  3. Pensées, vi, 24 ; vii, 32, 50 ; ix, 28, 39 ; x, 7, 18 ; xi, 3.
  4. Pensées, ix, 3.
  5. II, 11.