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CHAPITRE IV


MARC-AURÈLE 
CONSÉQUENCES DERNIÈRES DU STOÏCISME
QUESTIONS DE L’IMMORTALITÉ POUR L’HOMME
ET DU PROGRÈS POUR LE MONDE


Consentement suprême aux choses, approbation entière donnée à la nature et à tout ce qu’elle produit ou anéantit : c’est là l’idée à laquelle vient aboutir le système stoïque et dont Marc-Aurèle développe les conséquences. Épictète n’a vu que ce qu’il y a de grand dans cet abandon libre de soi ; Marc-Aurèle y aperçoit ce qu’il y a de triste. Tout nourri de la physique d’Héraclite, il contemple avec une sorte de vertige le « torrent des choses, » sur la marche duquel sa liberté ne peut rien, et où elle ira elle-même, un jour, s’engloutir. Il se rassure parfois en admirant l’ordre universel, le « concert » de tous les êtres, la « parenté » qui règne entre toutes choses. Mais bientôt, par opposition même à la beauté de ce spectacle où il ne joue pas un rôle vraiment actif et où il est incapable de rien modifier, le sentiment de son impuissance personnelle lui revient. Il cherche en vain un refuge contre le « tourbillon des choses ». « Du corps, dit-il, tout est fleuve qui coule ; de l’âme tout est songe ou fumée[1] ». Il s’écrierait presque, devançant Pascal : « c’est chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. » Il se demande avec inquiétude ce qui est au delà de la vie, cette « halte de voyageur. » À cette question, Épictète avait déjà répondu : « Que t’inquiètes-tu ? Tu seras ce dont la nature a besoin… Dieu ouvre la porte, et me dit : Viens. — Où cela ? — Vers rien qui soit à craindre ;

  1. Pensées, II. xvii.