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L’ÉDUCATION MORALE.

ce sont ses frères[1]. » Laissant aux « lâches » tous ces prétextes, nous devons d’avance, selon les stoïciens, embrasser par la pensée la nature de l’être aimé, le définir rationnellement, et s’il est mortel, l’aimer en tant que mortel, imposer par la volonté à notre amour même les bornes et les limitations que la nature impose à l’objet de notre amour[2]. Vouloir qu’un être mortel soit immortel, c’est une contradiction que la raison repousse[3] ; il faut consentir à la mort de ceux que nous aimons, l’accepter, la vouloir. La mort est rationnelle, en effet ; or, « tout ce qui est rationnel se peut supporter. » — « La nature a fait les hommes les uns pour les autres. Il faut tantôt qu’ils vivent ensemble, tantôt qu’ils se séparent ; mais, ensemble, il faut qu’ils soient heureux les uns par les autres ; et quand ils se séparent, il faut qu’ils n’en soient pas tristes[4]. » Ainsi l’amour stoïque s’incline devant la nature et consent à ses lois nécessaires ; il est impuissant sur elle, et s’y résigne ; il réserve toute son action pour l’âme, pour la raison, à laquelle seule il s’attache en autrui.

Cette raison, objet de notre amour, nous avons le devoir de l’éclairer et de l’instruire ; de là un autre côté original de la doctrine stoïcienne : l’amitié stoïque est ardente au prosélytisme. « L’amitié, dit Epictète, se trouve là où sont la foi, la pudeur, le don du beau et du bien, δόσις τοῦ ϰαλοῦ[5] ». « Si tu veux vivre sans trouble et avec bonheur, tâche que tous ceux qui habitent avec toi soient bons ; et ils seront bons, si tu instruis ceux qui y consentent, si tu renvoies ceux qui n’y consentent pas[6]. » Quelqu’un dit à Épictète dans les Entretiens : « Ma mère pleure lorsque je la quitte. » Épictète lui répond : Pourquoi n’est-elle pas instruite dans nos principes ? » — « La seule chose, s’il y en a une, dira Marc-Aurèle, la seule chose qui pourrait nous faire revenir et retenir dans la vie, c’est s’il nous était accordé de vivre avec des hommes

  1. Entretiens, III, xxiv.
  2. Manuel, iii.
  3. Ib., xiv.
  4. Entretiens, III, xxiv.
  5. Ib., II, xxii.
  6. Stob. Flor., i, 57.