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L’ÉDUCATION MORALE.

il, il faut que j’y aille. — Vas-y donc, mais tais-toi. — Ne m’interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t’interroge. — Et moi il faut que je te dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — T’ai-je dit que je fusse immortel ? » Le sentiment de la dignité porte le stoïcien à se tenir tête haute en présence des autres hommes, à ne pas respecter les puissances, à les insulter même s’il le faut[1]. Toutefois un autre sentiment, s’ajoutant au premier, le corrige et le tempère dans nos rapports avec les autres hommes : c’est l’amitié.

Aimer n’appartient qu’au sage (τοῦ φρονίμου ἐστὶ μόνου τὸ φιλεῖν). Car, « quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement[2] ? » Or, celui qui ne sait où est le bien se trompera toujours sur les hommes comme il se trompe sur les choses, les appelant tour à tour bons ou mauvais, les aimant et les haïssant tour à tour. Tel un petit chien en caresse un autre, jusqu’à ce qu’un os vienne se mettre entre eux. Combien d’amitiés humaines ressemblent à ces amitiés bestiales, combien de gens ne se prennent que pour se quitter, εὐμεταπτώτως ἑλεῖν ! Ni la communauté d’origine, ni la parenté, ni le temps ne font l’amitié. Ceux-là seuls sont amis qui sont libres et placent le bien suprême dans leur commune liberté[3]. À vrai dire, c’est l’absence de haine et d’envie qui constitue l’essence même de la liberté : l’homme libre pourrait se reconnaître à ce qu’il « n’a pas d’ennemi[4] ». Comme il a supprimé l’opposition et la contradiction intérieure de ses désirs, du même coup se trouve supprimée l’opposition extérieure de ses désirs avec ceux des autres hommes : l’harmonie qui règne en lui s’étend au dehors de lui[5]. Rien ne peut le blesser, ni « mépris, ni injures, ni coups : il est comme la source limpide et douce » qui abreuve ceux mêmes qui l’injurient, et dont les flots ont bientôt fait de dissiper toute souillure[6].

  1. Sénèque, de Clement., II, 5, 2, et Epist., LXXIII : Sunt qui existimant philosophiæ fideliter deditos contumaces esse ac refractarios et contemptores magistratuum ac regum. — On sait les dures vérités que les philosophes stoïciens dirent plus d’une fois aux empereurs.
  2. Entretiens, II, xxii.
  3. Id., II, xxii.
  4. Manuel, i.
  5. Entretiens, II, xxii.
  6. Marc-Aurèle, viii, 51.