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STOÏCISME ET CHRISTIANISME.

Tout spontané qu’est notre élan, il peut rencontrer au dehors des obstacles ; par quelle adresse le stoïcien tournera-t-il ces obstacles au profit de la liberté même ? — Ici se place la curieuse théorie de « l’exception, ὑπεξαίρεσις. » Lorsque nous nous portons vers quelque objet extérieur, disent Épictète et Sénèque, lorsque nous nous attendons à quelque événement, il faut d’avance retrancher, « excepter » de notre attente tout ce qui, dans l’événement attendu, pourra ne pas s’y trouver conforme. Je veux, par exemple, faire un voyage sur mer ; mais je prévois les empêchements qui pourront se présenter, et j’y consens. Je veux être prêteur, mais je le veux sous réserves, si rien ne m’en empêche[1]. Par là, je m’efforce de faire entrer dans ma volonté même l’obstacle qui l’eût arrêtée ; je prévois l’imprévu, et je l’accepte. « Ainsi, dira Marc-Aurèle, ma pensée change, transforme en ce que j’avais dessein de faire cela même qui entrave mon action[2]. » Se porter avec trop de véhémence vers les choses, vouloir avec excès ou repousser avec trop de répugnance tel ou tel événement, autant de fautes qui, selon les stoïciens, proviennent d’une même erreur : nous avons une fausse idée de notre puissance ; nous espérons pouvoir changer, bouleverser la nature, la conformer à nos vouloirs[3]. C’est impossible. Nous pouvons tout en nous, rien au dehors. L’homme possède ce qu’il y a de meilleur dans la nature entière, la faculté d’user bien ou mal des représentations (ἡ χρηστιϰὴ δύναμις ταῖς φαντασίας)[4] ; mais le pouvoir de façonner les choses mêmes et de détourner les événements ne nous appartient pas. En nous attribuant ce pouvoir et en

    l’instinct, qu’il va jusqu’à l’attribuer à Dieu : τὰς ὁρμὰς τοῦ θεοῦ. (Entret., IV, i, 100).

    Par un excès tout contraire à celui dont nous venons de parler, M.  Fr. Thurot, dans sa savante traduction du Manuel, rend ὁρμή par détermination. N’est-ce point supprimer la distinction entre la προαίρεσις et l’ὁρμή, entre la décision ou choix de l’intelligence et l’élan de la volonté vers l’objet choisi ? — En réalité, l’ὁρμή n’est ni un penchant de la sensibilité ni une détermination de l’intelligence, c’est un acte de la volonté, c’est un vouloir ; ce vouloir a pour objet le convenable, comme l’ὄρεξις a pour objet l’utile, comme la συγϰατάθεσις a pour objet le vrai ou le rationnel (Entretiens. III, ii).

  1. V. Sénèque, de Benef., IV, c. 34 ; de Tranquill., c. 13.
  2. Marc-Aurèle, v, xx.
  3. Manuel, viii.
  4. Entretiens, i, i ; II, viii.