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L’ÉDUCATION MORALE.

veut devenir sage doit tout d’abord arrêter ces mouvements confus de désir ou de crainte qui l’agitaient ; il doit, pour ainsi dire, revenir au repos. Mais se contentera-t-il de ce repos intérieur, de cette apathie ; (ἀπάθεια) qu’il a réalisée en lui ? L’épicurien, quand il n’a plus ni désirs ni craintes, croyant posséder dès lors le suprême bien, se retire en lui-même, et, à jamais immobile, jouit de lui-même ; le stoïcien, au contraire, ne considère cette apathie que comme le premier degré du progrès (προϰοπή). S’il a supprimé en lui-même la sensibilité, c’est pour laisser toute place libre à sa volonté. « Car, dit Épictète, il ne faut pas rester insensible comme une statue, mais il faut remplir nos obligations naturelles et adventices, soit au nom de la piété, soit comme fils, comme frère, comme père, comme citoyen[1]. » C’est donc le sentiment du devoir à accomplir, du « convenable » (ϰαθῇϰον) à réaliser, qui seul appelle le stoïcien du repos à l’action. Ni désir ni aversion ne le poussent ; il les a préablement « enlevés de lui-même » et ne peut plus être entraîné par un mouvement venu du dehors : c’est lui-même qui s’imprime son mouvement, et la volonté remplace en lui le désir[2].

  1. Entretiens, III, ii.
  2. Pour désigner cette complète spontanéité de l’action volontaire, les stoïciens ont un terme particulier : ὁρμή. L’ὁρμή ou ἀφορμὴ exprime un mouvement d’élan ou de recul par lequel la volonté s’approche ou se retire des objets extérieurs, et qui n’a pas sa source en ces objets, mais dans la raison. Tandis que le désir avait pour fin l’agréable ou l’utile, l’élan volontaire a pour fin le convenable, τὸ ϰαθῆϰον. Celui qui a apaisé en lui les désirs et les aversions s’est par là même arraché au trouble et au malheur ; celui qui se sert selon la raison de l’activité volontaire fait davantage : il remplit son devoir et sa fonction d’homme. « La seconde partie de la philosophie, dit Épictète, concerne l’ὁρμή et l’ἀφορμὴ, ou en un seul mot le convenable : elle a pour but de régler l’ὁρμή selon l’ordre et la raison, avec le secours de l’attention. » (Entretiens, III, ii.)

    Le sens précis de l’ὁρμή et de l’ἀφορμὴ stoïcienne, que Cicéron traduit par concilia et agendi et non agendi, n’a pas toujours été compris. Les anciens traducteurs d’Épictète rendent ὁρμή par le mot penchant, inclination. Ritter (Hist. de la phil. anc., t. IV) et M. Ravaisson (Essai sur la mét. d’Arist. t. ii, p. 268) traduisent également ce terme par celui de penchant. C’est là, semble-t-il, confondre l’ὁρμή ἀλογος, qui est le propre des animaux, avec l’ὁρμή εὔλογος, qui est le propre de l’homme. L’idée de penchant et d’inclination implique l’idée de fatalité : or, Épictète place précisément l’ὁρμή au nombre des choses qui dépendent uniquement de notre volonté ; sans cesse il répète qu’elle est absolument libre, et que rien ne peut triompher d’elle si ce n’est elle-même : (IV, i). Enfin, il la confond si peu avec le penchant et