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MODIFICATIONS ARTIFICIELLES DU CARACTÈRE

de son caractère moral, de son visage intérieur, pas plus qu’il ne transformerait absolument ceux de sa figure. On n’a jamais conscience de tout son être, et il est facile de comprendre que, dans certains cas de délire, cette conscience toujours très limitée se délimite encore plus étroitement, pour embrasser seulement le personnage provisoire qui vous est confié. Mais l’ensemble du caractère et de la personne subsiste encore dans la pénombre ; il demeure une cause constante de phénomènes intérieurs. Lorsque, dans le brouillard qui couvre la mer, un petit rayon de soleil, perçant un nuage, vient à tomber sur l’eau mouvante, le coin circonscrit qu’il éclaire semble se mouvoir spontanément et constituer je ne sais quoi de distinct, de séparé, d’indépendant ; mais en réalité ce coin même emprunte le frisson de son eau à l’ondulation de tout l’Océan. C’est ainsi que les tendances habituelles de notre caractère moral et de notre personnalité doivent se retrouver jusque dans les perturbations les plus visibles qui semblent les supprimer. M. Richet veut établir une distinction entre la personnalité et le moi pour ramener exclusivement la première à un phénomène de mémoire ; mais n’admet-il pas lui-même, dans l’état de veille, une mémoire inconsciente ? Cette mémoire doit exister également dans l’état de somnambulisme et lier étroitement entre elles les diverses phases des transformations ; bien plus, cette mémoire est en grande partie consciente ; n’existet-il pas, dans tous les exemples cités, une mémoire des mots, conséquemment des idées et des impressions, et ces impressions ne porteront-elles pas toujours la marque propre de l’individualité ? Il est probable qu’on peut même retrouver dans chaque somnambule comme dans chaque écrivain une sorte de style personnel, et « le style, c’est l’homme ». L’ensemble de phénomènes mécaniques qui sont la base de la personne au point de vue scientifique ne peut pas s’évanouir brusquement ; il se produit des combinaisons nouvelles, mais rien de ce qui pourrait ressembler à une création.