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BUT DE L’ÉVOLUTION ET DE L’ÉDUCATION.

idée, il faut qu’il passe successivement par la série d’états du système nerveux où se manifeste la vibration en question. Au contraire, quand la conscience intervient, il lui suffit de se représenter ces états pour prendre sur le fait la force réelle de l’idée. On voit quelle simplification apporte la conscience. C’est l’avenir devenant présent, c’est la durée, avec l’ensemble de l’évolution, se résumant dans un moment. La pensée est de l’évolution condensée en quelque sorte. On peut considérer l’idée comme un abstrait du sentiment, le sentiment comme un abstrait de la sensation, enfin la sensation même comme un abstrait et un schème d’un état objectif très général, d’une sorte de nisus vital plus ou moins indéterminé en lui-même. Ainsi, par une série d’abstractions successives, dont chacune est en même temps une détermination (car l’abstrait a toujours des linéaments plus simplement définis que le concret, et il existe entre eux la différence de l’esquisse au tableau), on s’élève de la vie plus ou moins informe à la pensée la plus définie, et chaque progrès vers l’abstrait marque une économie de force, une simplification dans le mécanisme intérieur, dans cette sorte de « nombre mouvant et vivant » qui constitue la vie et que Platon appelait ψυχή. La pensée est comme l’algèbre du monde, et c’est cette algèbre qui a rendu possible la mécanique la plus complexe, qui a mis la plus haute puissance entre les mains de l’homme. Les progrès de l’évolution se mesurent à la part croissante qu’y prend l’abstrait par rapport au concret. Plus le concret se dissout, s’efface, se subtilise, plus il laisse place à des lignes régulières ; la pensée, comme telle, n’est que l’esquisse des choses, mais c’est à force de raffiner cette esquisse qu’on approche du chef-d’œuvre idéal poursuivi par la nature. C’est que toute ligne nettement arrêtée dans la conscience devient une direction possible dans l’action, et que tout possible est une force. De telle sorte que la pensée abstraite, — objet suprême de l’instruction intellectuelle, — qui semble ce qu’il y a de plus étranger au domaine des forces vives, peut être cependant une très grande force sous certains rapports et peut même devenir la force suprême, à condition qu’elle marque la ligne la plus droite et la moins résistante pour l’action. Les voies tracées dans le monde par la pensée sont comme ces larges percées qu’on