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L’ÉDUCATION ET L’ASSOLEMENT.

pauvre, il attend pour se marier que sa position sociale soit suffisamment élevée, il se surcharge de travail, (examens, préparation aux écoles du gouvernement, etc.). Il se marie déjà âgé, avec un système nerveux surmené, dans les conditions les plus propres à la dégénérescence de sa race. De plus, en vertu de la prévoyance économique qui l’a guidé jusque-là, il restreindra le nombre de ses enfants ; autre chance de dégénérescence, les premiers nés étant loin d’être en moyenne les mieux doués. La conclusion, c’est qu’il y a souvent antinomie entre la prévoyance économique, qui a deux termes, — épargner l’argent à outrance, dépenser ses forces à outrance, — et la prévoyance hygiénique ou morale, qui consiste à épargner sa santé et à ne dépenser ses forces que dans la mesure où la dépense, rapidement réparable, constitue un exercice au lieu d’un épuisement.

D’après ce qui précède, l’accroissement trop rapide de l’épargne, qui représente une quantité de travail physique rendue inutile, est toujours dangereux chez un peuple, lorsqu’il ne s’est pas produit un accroissement proportionnel de la capacité intellectuelle et morale, qui permette d’emplover d’une autre manière la force physique mise en liberté par l’épargne. Toute épargne économique peut être une occasion de gaspillage moral. Le vrai progrès consiste dans la transformation méthodique du travail physique en travail intellectuel bien réglée non dans la cessation ou la diminution du travail. L’idéal social consisterait dans une production absolue, croissante, grâce à l’assolement bien entendu, tandis que l’idéal purement économique n’est que la diminution de la nécessité de produire, qui amène le plus souvent une diminution de fait dans la production. Il s’agit de substituer aux nécessités externes (faim et misère) qui ont forcé jusqu’ici l’homme à un travail parfois démesuré, une série de nécessités internes, de besoins intellectuels et moraux, correspondant à des capacités nouvelles, qui le pousseront à un travail régulier, proportionné à ses forces. Ce serait la transformation de l’effort physique et de la tension musculaire en tension nerveuse et en attention, mais en attention réglée, variée, s’appliquant à des objets divers avec des intervalles de repos.