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L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE ET SUPÉRIEUR.

tombe ». Il y avait selon nous, dans ce dédain, un sentiment fort juste, — le sentiment d’un danger qui menace aujourd’hui de plus en plus les études classiques. M. Frary lui-même reconnaît que c’est « une expérience manquée ». Si on persiste dans cette voie, on arrivera à désorganiser tout l’enseignement classique pour essayer d’organiser l’autre. Nous verrons alors se dérouler toute la logique des conséquences. On ne considérera plus, dans l’instruction, que ce qui servira ou ne servira pas pour la profession future. Le latin et le grec seront donc inutiles. La plupart des parents diront : à quoi bon ? Ce qui accommodera fort la paresse des enfants. Bientôt la France entière sera couverte d’utilitaires à courte vue, et les lettres classiques auront vécu. L’ « élite », qu’on prétendait constituer au profit de ces études, en rejetant le commun des élèves dans l’enseignement spécial, sera introuvable ou réduite à l’infiniment petit.

D’ailleurs, toute spécialisation précoce est dangereuse. Un individu donné n’est jamais un, mais plusieurs : certains enfants ressemblent d’abord à leur père, puis à leur mère, et représentent ainsi successivement une série de types distincts, au moral comme au physique. On ne peut donc jamais se flatter de saisir l’homme définitif dans l’enfant ni même dans le jeune homme ; on ne peut jamais prévoir dans un caractère toutes les possibilités qu’il renferme, toutes les aptitudes qu’il développera. De là le danger de toute éducation qui préjuge trop les tendances de l’enfant. L’instruction professionnelle, par exemple, ne doit avoir pour but que d’éveiller des aptitudes, jamais de répondre à des aptitudes qu’on suppose. Sans cela, elle est une mutilation dont on peut souffrir toute une vie. Encore une fois, ce n’est pas un individu fixé et cristallisé que l’éducateur a entre les mains ; c’est une série mouvante d’individus, une famille, au sens moral du mot comme au sens où le prend l’histoire naturelle. Un spécialiste est bien souvent un utopiste ; il a la vue faussée par la petitesse de l’horizon qu’il est habitué à considérer. Toute spécialisation précoce est une déséquilibration. Faire un soldat, un ingénieur, un musicien, ce n’est pas nécessairement faire un homme en pleine possession de toutes ses facultés. De plus, il faut tenir compte des coups manqués, du refus des élèves aux examens