Page:Guyau - Éducation et Hérédité.djvu/193

Cette page a été validée par deux contributeurs.
169
L’ÉCOLE.

où il te faudra aller. » Jamais, selon Tolstoï, rien de plus fort n’a été dit contre la géographie, et tous les savants de l’univers ne sauraient rien répondre à un argument aussi invincible. Je parle très sérieusement. À quoi bon connaître la situation de Barcelone, du moment que je suis arrivé à l’âge de trente-trois ans sans avoir jamais éprouvé une seule fois le besoin de cette connaissance ? La description la plus pittoresque de Barcelone et de ses habitants ne pouvait, ce me semble, contribuer à développer mes facultés intellectuelles. Que sert à Semka et à Fedka d’apprendre le canal Mariine et sa navigation, si, comme tout le porte à le supposer, ils n’auront jamais à y venir ? Et s’il arrive à Semka d’y venir jamais, il est indifférent qu’il l’ait appris ou non : il connaîtra cette navigation par la pratique, et la connaîtra bien. »

On peut se demander jusqu’à quel point il est profitable de s’appesantir, durant de nombreuses leçons, sur l’école et le village. Il n’est jamais bon de rapetisser le monde, et les hommes par suite, même dans l’esprit des enfants. Du moment que l’on fait de l’école, du village et d’eux-mêmes le centre de tout intérêt, les enfants tiendront pour parfaitement inutile de s’occuper des autres terres, lesquelles ne les touchent pas directement. On répondra que ces leçons préalables et exclusives n’étaient qu’un point de départ ; pour vous, oui ; mais les enfants, dont l’esprit est court comme leurs jambes, se hâtent, si on n’y met ordre, de limiter le monde à la ligne de l’horizon et de former un tout du peu qu’ils voient. Bien plus sûr serait-il de se servir de cet amour du merveilleux qui les possède pour les intéresser aux pays lointains. Puisqu’ils retiennent si bien, au dire de Tolstoï, les récits d’animaux, de forêts, de glaces, il n’est pas impossible, par de fréquentes répétitions, d’attacher à ces choses quelques noms géographiques. La mémoire des enfants est un bon petit serviteur, toujours prêt à l’ouvrage, pourvu toutefois qu’on ne lui en demande pas bien long. J’ai vu un petit garçon de trois ans et demi s’intéresser à l’Amérique et en retenir parfaitement le nom, depuis qu’on lui avait conté que la nuit le soleil allait y briller, de telle sorte que les petits enfants de ce pays extraordinaire se mettaient à jouer quand lui songeait à dormir. Ajoutons qu’il n’est pas aussi indifférent que le croit Tolstoï, d’ignorer absolument tout des pays qu’on ne doit point voir.