Page:Guyau - Éducation et Hérédité.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
153
L’ÉCOLE.

que n’opprime point la nécessité de ce labeur obstiné, nous qu’entourent toutes les commodités de la vie. » De deux choses l’une, dit encore Tolstoï : ou les arts en général sont inutiles et nuisibles, ce qui est moins étrange qu’il ne semble au premier abord ; ou chacun, sans distinction de classes et d’occupations, a droit à l’art. Demander si les enfants du peuple ont droit aux arts, c’est comme si on demandait si les enfants du peuple ont le droit de manger de la viande, c’est-à-dire s’ils ont le droit de satisfaire les nécessités de leur nature humaine. — « Non. La question n’est pas là ; ce qui importe, c’est de savoir si cette viande est bonne, que nous offrons ou que nous refusons au peuple. Pareillement, en distribuant au peuple certaines connaissances qui sont en notre pouvoir, et en remarquant leur influence nuisible sur lui, je conclus, non que le peuple est mauvais parce qu’il n’accepte pas ces connaissances, non qu’il est trop peu développé pour les accepter et les utiliser, mais qu’elles sont mauvaises, anormales, et qu’il faut, à l’aide du peuple, élaborer des connaissances nouvelles, qui nous conviennent à tous, gens du monde et gens du peuple. Je conclus que telles connaissances, tels arts vivent parmi nous sans nous sembler nuisibles, mais ne peuvent vivre parmi le peuple et semblent lui nuire, uniquement parce que ces connaissances, ces arts, ne sont pas ceux qu’il faut en général ; nous vivons dans ce milieu uniquement parce que nous sommes dépravés, tout semblables aux gens qui, demeurant assis impunément, pendant des cinq heures, dans les miasmes de l’usine ou du traktir[1] ne sont pas incommodés par ce même air qui tue un homme fraîchement arrivé. On s’écriera : Qui donc a dit que les connaissances et les arts de notre classe intelligente sont faux ? pourquoi, de ce que le peuple ne les accepte pas, concluez-vous leur fausseté ? Toutes ces questions se résolvent très simplement : Parce que nous sommes des mille, et qu’ils sont des millions. Quant à ce paradoxe usé jusqu’à la banalité que l’intelligence du beau exige une certaine préparation, qui a dit cela, pourquoi, qu’est-ce qui le prouve ? Ce n’est qu’un faux-fuyant pour sortir de l’impasse où nous a acculés la fausseté de notre point de vue, le privilège de l’art exclusif à une classe. Pourquoi la beauté du soleil, la beauté d’un visage humain, la beauté d’une chanson populaire, la

  1. Auberge.