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L’ÉDUCATION MORALE.

mais ils éprouvent beaucoup de peine à y réussir. C’est tout un travail qu’on peut parfois prendre sur le fait. Une petite amie de quatre ans me disait : « Écoutez, je vais vous conter une histoire ; mais ce ne sera pas celle du petit Poucet. Il y avait une fois dans une forêt un petit garçon tout petit, qui était fils de bûcherons ; mais ce n’était pas le petit Poucet, etc. » Et l’histoire continuait, accompagnée toujours de cette parenthèse : « Cela ressemble à l’histoire du petit Poucet, mais ce n’est pas la môme chose[1]. »

La vraie culture de l’imagination est l’art à ses divers degrés : il faut rendre l’enfant artiste, c’est-à-dire introduire dans le jeu spontané de son imagination la règle du vrai et du beau, qui fait pour ainsi dire la moralité même de l’imagination. L’éducation doit donc être profondément esthétique. Savoir admirer ce qui est bon, devenir capable soi-même d’imaginer des choses belles, jolies, gracieuses, c’est l’essentiel de l’instruction. Le savoir proprement dit, encore une fois, ne vient qu’ensuite, et son influence morahsatrice ne commence, comme on l’a dit, qu’au moment où il cesse d’être seulement un outil pour devenir un objet d’art.

Pour l’enfant, pour tous peut-être, l’image est le meilleur moyen d’éclairer l’idée. Le poète est, entre tous, celui qui saisit le mieux le rapport de la forme avec l’émotion et la pensée ; il fait jaillir par l’image ce qui se cache et s’ignore au fond de nous. C’est pour cela que les anciens virent dans le poète un être presque divin, à tout le moins

  1. Une fillette aime souvent mieux une vieille poupée abîmée et défigurée qu’une neuve d’une forme pourtant plus voisine du visage humain : c’est que son imagination a plus de prise sur la première que sur la seconde, elle la transfigure avec ses souvenirs ou ses inventions du moment. « Un jour, me dit une personne d’après ses souvenirs, un jour où je voulais jouer plus sérieusement à la petite mère (et j’étais déjà grandelette), j’abandonnai toutes mes poupées, je fis un paquet de ma serviette et passai la moitié de la nuit à bercer entre mes bras ce poupon improvisé. »

    On dit que les petites filles n’aiment absolument dans leur poupée que la représentation de l’enfant qu’elles auront plus tard, qu’elles jouent simplement à la « maman ». Ce n’est pas très exact. « J’avais, étant petite, un gros ballon de diverses couleurs que j’aimais très réellement de tout mon cœur ; je ne me lassais pas de le regarder ; je le serrais contre moi comme un être cher, et je n’y jouais qu’avec la plus grande précaution dans la crainte de l’abîmer, de lui faire mal : j’avais en quelque sorte regret qu’un ballon fût destiné à rebondir de tous côtés, et en réalité je ne l’aimais que parce que c’était un compagnon, un véritable ami. Les yeux d’émail de la poupée n’ont que l’expression que l’enfant leur prête, et l’enfant ne la leur prête qu’avec le temps. Il faut vivre avec un être pour l’aimer ! cela est plus vrai encore des poupées que des hommes. »