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L’ÉCOLE.

ainsi, en transposant la réalité et en changeant lui-même les rôles. Le mensonge est le premier roman enfantin, et il a souvent le but d’embellir la réalité ; le roman du philosophe, qui est l’hypothèse métaphysique, et qui a d’ordinaire le même but, est parfois la plus élevée des fictions. Quant à la sincérité, c’est une conséquence sociale très complexe ; elle est née du respect humain, du sentiment de la dignité personnelle, de l’intérêt bien entendu, etc. L’enfant, lui, n’est sincère que par spontanéité, par transparence et clarté naturelle de l’âme ; mais, dès que la parole ne sort plus de ses lèvres sous la pression immédiate de l’émotion, elle ne fait plus que traduire le jeu d’images incohérentes qui hantent son cerveau. Il s’amuse avec les mots comme avec toutes choses ; il les essaie, les met dans toutes les positions, combine les idées mêmes de la manière la plus imprévue, fait des phrases comme il fait des « maisons », des « jardins » et des « pâtés » avec du sable, sans aucun souci du réel. Et lorsqu’il a pris une fausse direction, il s’y obstine, pour bien marquer sa personnalité. En résumé, il confond sans cesse ce qu’il a fait réellement, ce qu’il aurait voulu faire, ce qu’il a vu faire devant lui, ce qu’il a dit avoir fait, ce qu’on lui a dit qu’il avait fait. Quant au passé, ce n’est pour lui que l’image dominante dans le fouillis de toutes les images enchevêtrées.

Autant l’enfant est naturellement inventeur, sans se soucier de la réalité de ce qu’il raconte, autant il est peu hypocrite ou dissimulé. La dissimulation, qui est le vrai mensonge, le mensonge moral, ne naît chez l’enfant que de la crainte ; elle est en raison directe de la sévérité mal placée des parents et, pour tout dire, de la mauvaise éducation. Loin de chercher naturellement à cacher ses désobéissances, Fenfant chercherait plutôt à les montrer, à les mettre en relief, parce qu’elles sont à ses yeux la manifestation de son indépendance personnelle. Mon gamin vient toujours me raconter, soit en se vantant, soit parfois d’un air contrit, les sottises de sa journée ; je me suis imposé comme règle de ne jamais le punir pour ce qu’il me révèle ainsi lui-même, mais uniquement pour les cas où je le prends sur le fait ; mon seul objectif est de remplacer chez lui le contentement de ses sottises par la contrition, et j’y réussis peu à peu, au moyen d’une réprimande douce et surtout très courte.

Reproduire un fait ou une histoire avec des changements est une vive récréation pour l’esprit des enfants ;