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L’ÉCOLE.

Créer, pour l’artiste ou le penseur, suppose deux choses, d’abord une synthèse spontanée et confuse, puis l’ordre et l’analyse apportés dans cette synthèse. Créer, c’est en un certain sens unifier (tout est un dans l’univers) ; mais c’est aussi voir la variété dans l’unité indistincte des choses. L’œuvre d’art et même de science est toujours plus ou moins une métaphore, mais une métaphore consciente d’elle-même, de ses divers termes et de la relation déterminée qui les relie. Il faut habituer l’enfant à régler son imagination, à la conduire, à la rendre par cela même analytique, à changer le jeu de l’imagination en un travail méthodique, en un art. L’excès d’imagination de l’enfant, comme des peuples primitifs, tient beaucoup à la moindre netteté des perceptions, qui, à volonté, se transforment plus facilement l’une dans l’autre. On voit ce qu’on veut dans ce qui est confus comme la forme des nuages. Le nom n’est pas encore abstrait pour l’enfant de l’objet qu’il exprime, et le langage n’est pas pour lui l’algèbre qu’il deviendra poumons : il voit tout ce dont on lui parle et, quand il ne voit pas, il ne comprend plus. Il ne distingue nettement ni les temps, ni les lieux, ni les personnes. L’imagination des enfants a donc pourpoint de départ la confusion des images, produite par leur attraction réciproque ; ils mêlent ce qui a été, ce qui est ou sera ; ils ne vivent pas comme nous dans le réel, dans le déterminé, ne circonscrivent aucune sensation, aucune image ; en d’autres termes, ne distinguant et na percevant rien très nettement, ils rêvent à propos de tout. L’enfant n’ayant pas encore développé l’art du souvenir, tout lui est présent. La confusion du présent et du passé est visible chez l’enfant. Un garçon de deux ans et demi a failli perdre l’autre jour son ballon du haut d’un balcon ; il l’a retrouvé, et depuis a joué cent fois avec ce ballon ; malgré cela, il me ramène tout d’un coup vers le balcon, puis, d’un ton lamentable, avec une expression non simulée, me raconte qu’il l’a perdu là. L’enfant retient et reproduit des images beaucoup plus qu’il n’invente et ne pense ; et c’est précisément à cause de cela qu’il n’a pas l’idée nette du temps : l’imagination reproductive, étant seule, ne se distingue pas, ne s’oppose pas à l’imagination constructive, qui n’est pourtant elle-même que son développement supérieur. L’enfant ou l’animal n’ont pas vraiment un passé, c’est-à-dire un ensemble de souvenirs mis en ordre et opposé au présent, opposé à l’avenir