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L’ÉDUCATION MORALE.

du district, vient faire une plainte, on lui dit : — Quoi donc ! Ne t’es-tu pas pincé toi-même ? »

Selon Tolstoï, les contraindre matériellement est chose impossible. Plus fort crie le maître — cela est arrivé — plus fort crient les élèves : ses cris ne font que les exciter. Si l’on réussit à les arrêter, à détourner leur attention d’un autre côté, cette petite mer va s’agitant de moins en moins jusqu’à s’apaiser. Mais la plupart du temps, il vaut mieux ne rien dire. Il semble que le désordre gagne, croisse d’instant en instant, ne connaisse plus de limite, il semble que rien ne puisse l’arrêter, sinon la contrainte « alors qu’il suffit d’attendre un peu pour voir ce désordre (ou ce feu) s’apaiser de lui-même et produire un ordre bien meilleur et plus stable que celui que nous lui substituerions ».

Le soir, on remarque un dégoût particulier pour les mathématiques et l’analyse, et une passion pour le chant, la lecture et surtout les narrations. — À quoi bon tant de mathématiques ? disent-ils, raconter est bien mieux. Toutes les leçons du soir tranchent sur celles du matin, par un cachet spécial de tranquillité et de poésie. « Viens à l’école du crépuscule ; tu ne vois pas de lumière aux fenêtres, tout est paisible. La neige sur les marches de l’escalier, un faible et sourd murmure, un mouvement derrière la porte, un gamin qui, se tenant à la rampe, monte deux par deux les degrés, montrent seuls que les écoliers sont là. Tu t’avances dans la pénombre, tu regardes le visage de l’un des petits : il est assis, couvant des yeux le maître ; l’attention lui fronce les sourcils ; pour la dixième fois, il pousse de l’épaule le bras d’un camarade qui s’y appuie. Tu lui chatouilles le cou, il ne sourit même pas. Il secoue la tête comme pour chasser une mouche ; il s’absorbe tout entier dans le récit mystérieux et poétique, quand le grand rideau du temple se fendit de lui-même en deux, et que tout devint noir sur la terre : ce récit lui est pénible et doux... Mais voici que le maître a fini de conter. Tous se lèvent de leurs places, se pressent autour du maître, et, criant plus fort l’un que l’autre, tâchent de répéter tout ce qu’ils ont retenu. Ceux à qui l’on a défendu de parler, en leur assurant qu’ils savent, ne se tiennent pas plus tranquilles pour cela : ils s’approchent de l’autre maître, et, s’il n’est pas là, d’un camarade, d’un étranger, même de l’allumeur des poêles, vont d’un coin à l’autre, par groupes de deux