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L’ÉCOLE.

est en effet le seul moyen, ou le meilleur, de leur conserver leur intensité. Tout conflit est une annulation de forces : exercer son activité contre autrui, c’est finir par l’user, et par se diminuer soi-même ; c’est enlever à son bonheur tout ce qu’on accorde à son ambition. La plus haute activité est celle qui s’exerce non seulement d’accord avec les autres, mais encore en vue des autres. De toutes les théories sur les principes de la morale, qui sont seuls vraiment sujets à controverse sérieuse, on peut donc déjà tirer un certain fonds d’idées communes, et en faire un objet d’enseignement ou de propagation populaire. Toutes les théories morales, même les plus sceptiques ou les plus égoïstes à leur point de départ, ont abouti à constater ce fait que l’individu ne peut pas vivre uniquement de soi et pour soi, que l’égoïsme est un rétrécissement de la sphère de notre activité, qu’il finit par appauvrir et altérer cette activité même. Le sentiment qui est au fond de toute morale humaine, c’est toujours le sentiment de la générosité ; généreux et philanthropiques deviennent eux-mêmes, nous l’avons montré ailleurs, les systèmes d’Épicure et de Bentham[1]. C’est cet esprit de générosité inhérent à toute morale qu’un moraliste peut et doit toujours s’efforcer de dégager, de faire pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs.

On objecte que la propagation et l’enseignement des idées morales, s’ils deviennent indépendants des religions, manqueront d’un dernier élément qui a sur les esprits religieux une puissance souveraine : l’idée de sanction après la mort, ou tout au moins la certitude de cette sanction. À quoi nous avons déjà répondu : — Le plus pur du sentiment moral est précisément de faire le bien pour le bien même. — Et si on réplique que c’est un idéal chimérique, étant si élevé, nous répondrons à notre tour que la force de l’idéal, pour se réaliser, deviendra d’autant plus grande dans les sociétés futures que cet idéal sera placé plus haut[2]. On croit que les idées les plus élevées sont les moins faciles à propager dans les masses : c’est une erreur, que l’avenir démentira sans doute de plus en plus[3]. Les Chinois, qui sont de bien remarquables observateurs, ont ce proverbe : « Celui qui trouve du plaisir dans le vice et de la peine dans la vertu, est encore novice dans l’un et dans l’autre. » Le but de l’éducation morale, c’est de

  1. Voir notre Morale d’Épicure et notre Morale anglaise contemporaine.
  2. Voir l’Esquisse d’une morale, p. 236 et 237.
  3. Voir l’Irréligion de l’avenir, p. 352.