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L’ÉDUCATION INTELLECTUELLE.

s’agit de faire entrer le plus d’éléments précieux dans la circulation intellectuelle avec le moins de déchets possible.

Une partie des préjugés de l’ancienne psychologie se retrouve encore dans l’éducation : on se représente trop la mémoire comme une faculté simple, unique, à part. On dit : exercer la mémoire, développer la mémoire ; mais, en fait, on ne peut exercer et développer que telle ou telle mémoire, celle des mots, des chiffres, etc. La mémoire est une habitude et on ne développe pas plus la mémoire en général parce qu’on a bourré le cerveau de l’enfant de tels ou tels mots, de tels ou tels chiffres, qu’on ne développe l’habitude en général parce qu’on lui inculque l’habitude de sauter à pieds joints, déjouer au bilboquet. Au lieu de donner de la mémoire à un enfant en le forçant à se rappeler les choses insignifiantes, on lui en ôte réellement, parce que ces choses sans valeur viennent prendre dans son cerveau la place d’idées plus importantes. On sait que le nombre de connaissances qui peut trouver place dans un cerveau humain de capacité moyenne est après tout limité, que l’une chasse l’autre, que la recherche des mots, par exemple, nuit à celle des idées, que les choses futiles nuisent aux choses sérieuses. Non seulement donc il est mauvais d’emmagasiner dans le cerveau les connaissances mesquines, ce qui le vide pour ainsi dire en le remplissant. mais on crée parla une facilité d’adaptation à l’égard de ces choses, on rend l’esprit et la mémoire impropres aux idées vraiment utiles et sérieuses. La mémoire n’étant autre chose qu’une faculté d’adaptation, on la déforme au lieu de l’exercer si on l’adapte à des connaissances d’un ordre inférieur. Autre chose d’ailleurs est la facilité de la mémoire, autre chose sa ténacité. L’abus des concours, des examens, des programmes déterminant une somme précise de connaissances à acquérir pour un jour fixe, loin de tendre à développer la ténacité de la mémoire, tend plutùt à la supprimer. Chacun de nous connaît ce sentiment de bien-être intellectuel qui suit les jours d’examen et dans lequel on sent le cerveau se décharger de tout ce qu’on y a jeté à la hâte, reprendre son équilibre, oublier. L’examen, pour la grande moyenne des élèves, n’est autre chose que la permission d’oublier. Le diplôme n’est souvent en fait que le privilège de redevenir ignorant ; et cette ignorance salutaire, qui revient par degrés après le jour d’épreuve, est souvent d’autant plus profonde que l’élève a déployé plus de tension d’esprit pour assembler au jour dit tout