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L’ÉDUCATION MORALE.

nant ce fardeau derrière lui, il le répand de tous côtés sur le chemin. Elle devient vide ; mais comme elle a été cultivée aux dépens du reste, et que, par conséquent, le reste n’a jamais existé, la provision une fois perdue, il n’a aucun moyen d’en faire une autre ; ni force ni méthode pour étudier seul, ni jugement pour discerner et apprécier, ni volonté pour se résoudre. C’est un bachelier, ce n’est pas un homme ; car qu’est-ce que l’homme, si ce n’est pas le jugement et la volonté ? Le professeur est lui-même, ajoute Jules Simon, la première victime du mandarinat. On commence par lui imposer les programmes qu’il impose à nos enfants, et avant d’ôter à ceux-ci leur liberté, on a bien soin de l’ôter à leurs maîtres. Le plus grand crime que puisse faire un professeur dans sa classe, c’est d’être lui-même ; s’il a le malheur de ne pas suivre exactement le programme et de ne pas se conformer aveuglément aux instructions et aux circulaires, il est perdu. C’est un indiscipliné, un orgueilleux, il n’avancera jamais. Il doit s’estimer heureux de ne pas perdre son emploi. « Je ne l’attaque pas, dit M. Simon, au contraire, j’oserais presque dire que je le regrette, car, en réalité, il est absent de cette classe, où il est cloué quatre heures par jour. Le plus grand reproche que je fasse à cette éducation surmenée, c’est qu’en écrasant les maîtres, elle les supprime. Ces élèves qui passent de la rhétorique française à la rhétorique latine, de l’allemand à l’histoire, de la chimie aux mathématiques, me font l’effet d’être abandonnés. Leur éducation se fait toute seule, parce qu’elle est faite par trop de gens. Il y a des professeurs, il n’y a plus de maîtres ; il y a des auditeurs, des étudiants, il n’y a plus d’écoliers ; il y a de l’instruction, il n’y a plus d’éducation ; on fait un bachelier, un licencié, un docteur, mais un homme, il n’en est pas question ; au contraire, on passe quinze années à détruire sa virilité. On rend à la société un petit mandarin ridicule qui n’a pas de muscles, qui ne sait pas sauter une barrière, qui ne sait pas jouer des coudes, qui ne sait pas tirer un coup de fusil, qui ne monte pas à cheval, qui a peur de tout, qui, en revanche, s’est bourré de toutes sortes de connaissances inutiles, qui ne sait pas les choses les plus nécessaires, qui ne peut donner un conseil à personne, ni s’en donner à lui-même, qui a besoin d’être dirigé en toutes choses et qui, sentant sa faiblesse et ayant perdu ses lisières, se jette pour dernière ressource au socialisme d’État. — Il faut que l’État