Page:Guy de Maupassant - Une vie.djvu/290

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mot. Puis Jeanne tendant la main à sa vieille bonne murmura : « Je ne t’aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changée, sais-tu, mais pas tant que moi, encore. »

Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre et fanée, qu’elle avait quittée jeune, belle et fraîche, répondit : « Ça c’est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plus que de raison. Mais songez aussi que v’là vingt-quatre ans que nous nous sommes pas vues. »

Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin, balbutia : « As-tu été heureuse, au moins ? »

Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelque souvenir trop douloureux, bégayait : « Mais… oui…, oui…, Madame. J’ai pas trop à me plaindre, j’ai été plus heureuse que vous… pour sûr. Il n’y a qu’une chose qui m’a toujours gâté le cœur, c’est de ne pas être restée ici… » Puis elle se tut brusquement, saisie d’avoir touché à cela sans y songer. Mais Jeanne reprit avec douceur : « Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Tu es veuve aussi, n’est-ce pas ? » Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua : « As-tu d’autres… d’autres enfants ? »

— Non, Madame.

— Et, lui, ton… ton fils… qu’est-ce qu’il est devenu ? En es-tu satisfaite ?

— Oui, Madame, c’est un bon gars qui travaille d’attaque. Il s’est marié v’là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v’là revenue avec vous.

Jeanne, tremblant d’émotion, murmura : « Alors tu ne me quitteras plus, ma fille ? »