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auxquelles on ne pensait plus guère et qu’on retrouve tout d’un coup. On croit les voir, et les entendre, et ça vous produit un effet épouvantable. Tu connaîtras ça, plus tard. »

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, il murmurait : « Jeanne, ma chérie, si tu m’en crois, brûle tes lettres, toutes tes lettres, celles de ta mère, les miennes, toutes. Il n’y a rien de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans sa jeunesse. » Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa « boîte aux reliques », obéissant, bien qu’elle différât en tout de sa mère, à une sorte d’instinct héréditaire de sentimentalité rêveuse.

Le baron, après quelques jours, eut à s’absenter pour une affaire, et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantes d’astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petite mère se trouva bientôt mieux portante ; et Jeanne, oubliant les amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque complètement heureuse. Toute la campagne était fleurie et parfumée ; et la grande mer toujours pacifique resplendissait du matin au soir, sous le soleil.

Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s’en alla par les champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l’herbe criblée de fleurs le long de la route, s’attendrissant dans une félicité sans bornes. De minute en minute elle baisait l’enfant, le serrait passionnément contre elle ; puis, frôlée par quelque savoureuse odeur de campagne, elle se sentait défaillante, anéantie dans un bien-être infini. Puis elle rêva d’a-