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L’HOMME DE MARS

J’étais en train de travailler quand mon domestique annonça :

— Monsieur, c’est un monsieur qui demande à parler à monsieur.

— Faites entrer.

J’aperçus un petit homme qui saluait. Il avait l’air d’un chétif maître d’études à lunettes, dont le corps fluet n’adhérait de nulle part à ses vêtements trop larges.

Il balbutia :

— Je vous demande pardon, monsieur, bien pardon de vous déranger.

Je dis :

— Asseyez-vous, monsieur.

Il s’assit et reprit :

— Mon Dieu, monsieur, je suis très troublé par la démarche que j’entreprends. Mais il fallait absolument que je visse quelqu’un, il n’y avait que vous… que vous… Enfin, j’ai pris du courage… mais vraiment… je n’ose plus.

— Osez donc, monsieur.

— Voilà, monsieur, c’est que, dès que j’aurai commencé à parler, vous allez me prendre pour un fou.

— Mon Dieu, monsieur, cela dépend de ce que vous allez me dire.

— Justement, monsieur, ce que je vais vous dire est bizarre. Mais je vous prie de considérer que je ne suis pas fou, précisément par cela même que je constate l’étrangeté de ma confidence.

— Eh bien, monsieur, allez.

— Non, monsieur, je ne suis pas fou, mais j’ai l’air fou des hommes qui ont réfléchi plus que les autres et qui ont franchi un peu, si peu, les barrières de la Pensée moyenne. Songez donc, monsieur, que personne ne pense à rien dans ce monde. Chacun s’occupe de ses affaires, de sa fortune, de ses plaisirs, de sa vie enfin, ou de petites bêtises amusantes comme le théâtre, la peinture, la musique ou de la politique, la plus vaste des niaiseries, ou de questions industrielles. Mais qui donc pense ? qui donc ? Personne ! Oh ! je m’emballe ! Pardon. Je retourne à mes moutons.

Voilà cinq ans que je viens ici, monsieur. Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais très bien… Je ne me mêle jamais au public de votre plage ou de votre casino. Je vis sur les falaises. J’adore positivement ces falaises d’Étretat. Je n’en con-