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à la surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner ; et François, hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans la vase ; et il se disait, dans sa simplicité de paysan : « Qu’est-ce qu’elle pense de moi, à c’t’heure, c’te bête ? »

Il faillit devenir idiot ; il fut malade pendant un mois ; et, chaque nuit, il rêvait de sa chienne ; il la sentait qui léchait ses mains ; il l’entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux ; et ses maîtres, vers la fin de juin, l’emmenèrent dans leur propriété de Biessard, près de Rouen.

Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le fleuve à la nage.

Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau, François cria soudain à son camarade :

— Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter une côtelette.

C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait, les pattes en l’air en suivant le courant.

François s’en approcha en faisant des brasses ; et, continuant ses plaisanteries :

— Cristi ! elle n’est pas fraîche. Quelle prise ! mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus.

Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énorme bête en putréfaction.

Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière ; puis il s’approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il examinait fixement le collier ; puis il avança le bras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près de lui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuir décoloré : « Mademoiselle Cocotte, au cocher François. »

La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur maison !

Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force vers la berge, en continuant à hurler ; et, dès qu’il eut atteint la terre, il se sauva éperdument, tout nu, par la campagne. Il était fou !