Page:Guy de Maupassant - Clair de lune.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, empoignant son frère, l’assit sur une roche, et, soutenant avec des pierres sa tête qui n’était plus qu’une tache de sang, il lui cria dans les oreilles, comme s’il eût parlé à un sourd : « Regarde, Jean, regarde ça ! »

Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, cherchant à lui fouiller le ventre ; mais il l’avait saisie par le cou, sans même se servir de son arme, et il l’étranglait doucement, écoutant s’arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable étreinte, criant, dans un délire de joie : « Regarde, Jean, regarde ! » Toute résistance cessa ; le corps du loup devint flasque. Il était mort.

Alors François, le prenant à pleins bras, l’emporta, et le vint jeter aux pieds de l’aîné en répétant d’une voix attendrie : « Tiens, tiens, tiens, mon petit Jean, le voilà ! »

Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l’un sur l’autre ; et il se remit en route.

Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d’allégresse en racontant la mort de l’animal, et gémissant et s’arrachant la barbe en disant celle de son frère.

Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les larmes aux yeux : « Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler l’autre, il serait mort content, j’en suis sûr ! »

La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l’horreur de la chasse, qui s’est transmise de père en fils jusqu’à moi.

Le marquis d’Arville se tut. Quelqu’un demanda :

— Cette histoire est une légende, n’est-ce pas ?

Et le conteur répondit :

— Je vous jure qu’elle est vraie d’un bout à l’autre.

Alors une femme déclara d’une petite voix douce :

— C’est égal, c’est beau d’avoir des passions pareilles.