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NOTES

qu’il s’en doutât, retournait en arrière, revenait à l’abbé Raynal, à Marmontel, à Bitaubé même, et tombait dans la diffusion. Il fallait l’arrêter sur cette voie où il perdrait ses qualités maîtresses. Il nous fut douloureux de prendre cette détermination, mais notre amitié et notre conscience nous l’imposaient. Le soir même, après la dernière lecture, vers minuit, Flaubert, frappant sur la table, nous dit : « À nous trois maintenant, dites franchement ce que vous pensez. » Bouilhet était timide, mais nul ne se montrait plus ferme que lui dans l’expression de sa pensée, lorsqu’il était décidé à la faire connaître ; il répondit : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler. » Flaubert fit un bond et poussa un cri d’horreur.

« Alors commença entre nous trois une de ces causeries à la fois sévères et fortifiantes comme seuls peuvent en avoir ceux qui sont en pleine confiance et professent les uns pour les autres une affection désintéressée. Nous disions à Flaubert : « Ton sujet était vague, tu l’as rendu plus vague encore par la façon dont tu l’as traité ; tu as fait un angle dont les lignes divergentes s’écartent si bien qu’on les perd de vue ; or, en littérature, sous peine de s’égarer, il faut marcher entre des lignes parallèles. Tu procèdes par expansion ; un sujet t’entraîne à un autre, et tu finis par oublier ton point de départ. Une goutte d’eau mène au torrent, le torrent au fleuve, le fleuve au lac, le lac à l’océan, l’océan au déluge ; tu te noies, tu noies tes personnages, tu noies l’événement, tu noies le lecteur, et ton œuvre est noyée. »

« Flaubert regimbait ; il relisait certaines phrases et nous disait : « C’est cependant beau ! » Nous ripostions : « Oui, c’est beau, nous ne le nions pas, mais c’est d’une beauté intrinsèque qui ne sert en rien au livre lui-même. Un livre est un tout dont chaque partie concourt à l’ensemble, et non pas un assemblage de phrases qui, si bien faites qu’elles soient, n’ont de valeur que prises isolément. » Flaubert s’écriait : « Mais le style ? » Nous répondions : « Le style et la rhétorique sont deux choses différentes que tu as confondues ; rappelle-toi le précepte de La Bruyère : « Si vous voulez dire : Il pleut, dites : Il pleut. »

« Flaubert était ébranlé : « Vous avez peut-être raison, nous dit-il ; à force de m’absorber dans mon sujet, je m’en suis épris et je n’y ai plus vu clair. J’admets les défauts que vous me signalez, mais ils sont inhérents à ma nature ; comment y remédier ? » Ce que nous avions à lui répondre, nous le savions : « Il faut renoncer aux sujets diffus, qui sont tellement vagues par eux-mêmes que tu ne réussis pas à les concentrer ; du moment que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet ou le lyrisme serait si ridicule que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose