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carquois lui bat sur le dos. La fraîcheur du matin a rendu rose sa figure ovale couronnée de cheveux bruns humides.
Elle jette sur le gazon ses flèches et son arc, attache à un troëne ses chiens qu’elle apaise, et, s’appuyant sur une seule jambe, se met à défaire le lacet de sa chaussure crétoise.

Des fluides de feu me courent sous la chair, des envies de vivre me prennent. Tout mon être rugit ! J’ai faim, j’ai soif !…

Antoine s’avance. D’autres femmes accourent. Elles retirent leurs vêtements qu’elles accrochent aux branches des arbres. Elles frissonnent, entrent dans l’eau, la tâtent avec le pied, s’en jettent au visage. Elles rient, il rit. Elles se penchent, Antoine se penche.

Ah ! ah ! ah ! vive la gaieté ! Je barbote, je bois, je suis heureux ! Il ne me manque qu’une table bien servie !…

Alors se découvre sous un ciel noir une salle immense, éclairée par des candélabres d’or.
Des socles de porphyre, supportant des colonnes à demi perdues dans l’ombre, tant elles sont hautes, vont s’alignant à la file, en dehors des tables, qui se prolongent jusqu’à l’horizon, où apparaissent, dans une vapeur lumineuse, des architectures énormes : pyramides, coupoles, escaliers, perrons, des arcades avec des colonnades et des obélisques sur des dômes. Entre les lits de bronze à pieds d’argent et les longues buires d’où ruisselle un vin noir, des chœurs de musiciens couronnés de violettes pincent de grandes harpes, en chantant d’une voix vibrante, et, tout au fond, plus haut, seul, coiffé de la tiare et vêtu d’écarlate, mange et boit, le roi Nabuchodonosor.
Derrière lui, une statue colossale faite à son image étouffe des peuples entre ses bras, et, portant un diadème de pierres creuses qui renferment des lampes, projette tout à l’entour des rayonnements bleus.
Aux quatre coins de sa table, quatre prêtres, en manteaux blancs et bonnets pointus, tiennent des encensoirs dont ils l’encensent. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs sans pieds ni mains, auxquels il jette à manger ; et plus bas se tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux, étant tous aveugles.
Les esclaves courent portant des plats, des femmes circulent versant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains, et un dromadaire chargé d’outres percées passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles. Les couteaux miroitent, les fleurs s’effeuillent, les pyramides de fruits s’écroulent, les candélabres brûlent.
Des belluaires amènent en souriant des lions qui se mettent à gronder. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains, en crachant du feu par les narines. Des bateleurs nègres jonglent, des oiseaux s’envolent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige qui s’écrasent en tombant contre les