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de fleurs de pipalas ; les franges du pavillon s’entrechoquent, les crinières des chevaux frissonnent, et l’immense char, supporté par ses deux roues, bascule tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il est plein ; les dieux l’encombrent : dieux à plusieurs têtes, à plusieurs bras, tout rayonnants d’auréoles, et qui semblent engourdis dans des abstractions éternelles. Des serpents s’enroulent à leurs corps, passent entre leurs cuisses, reviennent sur leurs épaules, et, se dressant puis se courbant, s’inclinent au-dessus d’eux comme des berceaux de couleur. Ils sont assis sur des vaches, sur des tigres, sur des perroquets, sur des gazelles, sur des trônes à triples étages ; leurs ventres débordent de leurs ceintures, leurs trompes d’éléphant se balancent comme des encensoirs, leurs yeux scintillent comme des étoiles, leurs dents bruissent comme des glaives.
Ils portent dans les mains des roues de feu qui tournoient, des triangles sur la poitrine, des têtes de morts autour du cou, des palmes vertes sur les épaules ; ils pincent des harpes, chantent des hymnes, crachent des flammes, respirent des fleurs ; des plantes descendent de leur nez, des jets d’eau jaillissent de leurs têtes.
Les déesses, couronnées de tiares, allaitent des dieux qui vagissent à leurs mamelles, rondes comme des mondes, suçant l’ongle de leur pied, s’enveloppant dans des voiles diaphanes qui réfléchissent sur leur surface les formes vagues des créations.
Droit en l’air se tient un phallus dans une vulve, comme un cierge dans un chandelier.
La Mort fait claquer son fouet : le Gange lâche les rênes, les dieux pâlissent, le char roule, ils tremblent, ils crient, ils s’accrochent les uns aux autres, ils se mordent les bras, leurs sceptres se brisent, leurs lotus se fanent, une déesse qui portait trois œufs dans son tablier les casse par terre.
Ceux qui avaient plusieurs têtes se la tranchent avec leurs épées, ceux qui étaient entourés de serpents s’étranglent dans leurs anneaux, ceux qui buvaient dans des coupes les jettent par-dessus leurs épaules, avec leurs talismans, leurs cassolettes, et leurs cymbales ; ils pleurent, ils se cachent la face dans les tapis de leurs sièges.
antoine.

Pourquoi donc ? pourquoi donc ?

les dieux du gange.

Gange aux vastes rives, où vas-tu, toi qui nous entraînes comme des brins d’herbe ? Nous avons franchi les sept montagnes, nous avons traversé les sept océans ; l’éléphant a tremblé sur ses genoux, la tortue a rentré ses membres, et le serpent a lâché le bout de sa queue qu’il tenait dans sa gueule.

Voilà que s’ouvre devant nous l’abîme noir de l’anéantissement. Sont-elles finies nos incarnations successives, nos renaissances, nos exaltations et nos triomphes ? Ô fleuve des dieux, remonte