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et reste sans bouger, les pattes par-dessus les oreilles, bavant des mâchoires et geignant sourdement.
Saint Antoine tournoie, chancelle et tombe sur le seuil de sa cabane, épuisé, haletant ; la sueur ruisselle de son front, ses dents claquent, un mouvement convulsif secoue ses membres ; il râle ; le cochon grogne ; dans son coin le Diable rit.
Un crépuscule verdâtre montant du fond de l’horizon découpe le ciel gris de trouées inégales, le brouillard tombe.
Paraît la Mort.
Un grand suaire, retenu par un nœud sur le sommet de son crâne jaune, lui descend jusqu’aux talons, laissant à découvert le devant de son squelette et sa face où il manque le nez ; ses mâchoires avancées reluisent, ses os claquent en marchant. Elle a sous le bras gauche une bière neuve qu’elle jette par terre, et tient passé au bras droit un fouet de postillon dont la mèche traîne.
Elle arrive montée sur son cheval noir, qui est grand, maigre, ensellé, gros du ventre et moucheté de place en place par les arrachures de son pelage, ses sabots si usés qu’ils sont recourbés par le bout comme des croissants de lune ; sa crinière, pleine de brins de paille, de feuilles sèches et de poussière, lui tombe jusqu’aux genoux, et il lève au vent, en reniflant, ses naseaux larges comme des trompes.
La Mort lui accroche au garrot la faux qu’elle portait sur l’épaule, et il s’en va paître parmi les ruines de la chapelle, marchant et glissant sur les pierres qu’il casse.
La Mort s’avance, le cochon court se cacher.
La Mort se rapproche de saint Antoine, elle le considère en face, immobile, les bras pendant le long du corps et les poignets croisés ; baissant la tête par les tendons de son cou, elle tord la bouche et sourit. Antoine tressaille.
la mort.

As-tu peur ?

Antoine se met à la regarder sans rien dire.

Si tu as froid, tu n’auras plus froid ; si tu as faim, tu n’auras plus faim ; si tu es triste, tu ne seras plus triste.

Elle fait encore un pas, elle reprend d’une voix douce :

Dis ? veux-tu ? ce sera comme si tu dormais sans jamais te réveiller.

antoine
répétant machinalement.

Sans jamais me réveiller ?