Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/270

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La pensée n’est pas à toi, le poids de ta pénitence ne cassera pas les ailes du désir, et la convoitise est comme les loups, qui deviennent enragés par la famine.

Nous aussi la chair nous a tourmentés jadis, mais nous savons le secret pour l’endormir : il faut la gorger jusqu’à la gueule.

Pour exterminer la gourmandise, nous mangeons sans faim, nous buvons sans soif ; pour mortifier l’avarice, nous fatiguons nos prunelles du scintillement des diamants ; pour nous débarrasser des cupidités de la chair, nous la plongeons dans les délices qui l’épuisent.

Accablez-la, foulez-la, abreuvez le désir, gorgez l’appétit, assouvissez la fantaisie ; que le bruit des tambourins fasse saigner vos oreilles, que la fumée des viandes vous soulève le cœur de dégoût, et que le rassasiement de la femme vous donne envie de mourir.

Rassasiez l’appétit, assouvissez la fantaisie, prévenez le désir, afin qu’écrasé sous toutes les félicités, le corps s’anéantisse sous leur amas et périsse par la matière, comme un singe que l’on étrangle avec sa queue, comme un porc que l’on étouffe dans son fumier.

Resserré par les trois Hérésies, Antoine essaie de les faire reculer en coupant l’air par des signes de croix, mais du groupe des Nicolaïtes sortent
les carpocratiens.
Grands cheveux, barbes entières, ongles longs, enfermés dans des caleçons étroits à bandes noires et blanches, nus jusqu’à la ceinture ; ils portent sur la poitrine un soleil rouge, tatoué.

Exécutez la tâche du corps ! faites-la, faites-la bien, et l’âme libérée ne sera plus contrainte à recommencer la vie.

Pour qu’elle demeure oisive au sein immobile de Prounicos, il faut qu’elle ait accompli dans la chair tout ce que la chair comporte.

L’âme chaste retournera dans le corps de la taupe, et elle forniquera avec son père et avec sa mère, avec ses enfants et avec ses sœurs.

L’âme sobre ira dans le cœur d’un chien, pour se gonfler de pourriture en dévorant les charognes des carrefours, jusqu’à ce que la peau des reins lui crève de graisse.

L’âme douce rugira sous les pluies de l’équinoxe, dans le corps des lions.

L’âme humble se fatiguera dans le corps d’un aigle aveugle, qui montera sans relâche et se perdra dans l’espace.

Mais l’âme de celui qui, s’abstenant de la vie, tient son corps enfermé dans la pénitence, celle-là, s’éparpillant comme la poussière