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ses douze vases et les porte à la lune, qui tourne incessamment pour se joindre au soleil. Au premier quartier elle y déverse son fardeau ; lorsqu’elle brille toute ronde c’est qu’elle est pleine, et ces deux grands vaisseaux naviguent ensemble dans l’immensité vide. Ainsi lavées par l’eau et purifiées au feu, les âmes enfin s’en vont composer de leurs splendeurs la voix lactée, qui est la colonne de lumière, l’air parfait, et dont les scintillements sont infinis, car ceux qui l’habitent sont innombrables.

On avait dit à Scipion que les bienheureux seuls, débarrassés des liens du corps, revivaient dans les étoiles ; Origène se demanda si ce n’était point des âmes que tous ces astres, et les dieux d’Égypte jadis naviguaient dans des nacelles. Mais c’est l’Arabe Scythus, étranglé par le Diable au milieu du désert, et Térébenthus son disciple, tué pour être tombé une nuit d’éclipse du haut de la terrasse de sa maison, qui dévoilèrent les premiers la vérité aux élus.

Comprise dans la matière, qu’elle féconde, la divinité tend à s’en exhaler sans cesse, afin de rejoindre son principe ; la génération lie dans la chair la partie divine ; nous, les élus, par la grâce de nos personnes ou l’efficacité de nos mérites, nous la dégageons des végétaux que nous mangeons.

Refusez donc au profane, à l’impie, fût-il agonisant, du pain, des fruits, et même de l’eau, car la partie divine mêlée à ces substances aurait du mal à effectuer son retour, souillée qu’elle serait par les péchés de celui qui porterait la main sur elle.

La bonne odeur plaît à l’esprit, elle l’excite à sortir : frottons-nous d’écorces amères, enivrons-nous de la senteur des roses et du fumet du carœnum, dévorons les épices, le sel, le poivre, l’assa fœtida, les graisses qui brûlent la langue, les fruits rares dont le suc exprimé remplace les vins les plus vantés !

La partie divine s’évapore de tout, du repos, de l’action, du geste, du regard, et fuyant ainsi, par tant d’occasions diverses, il ne reste plus en nous qu’un résidu grossier, principe du mal, d’où les corps sont faits.

Saclas, prince des ténèbres, pour enfermer les particules divines qu’il avait mangées, imagina la génération, et s’approchant de sa femme, il lui enfanta deux enfants, Adam et Ève.

Puisque la chair retient Dieu, maudit soit tout créateur de la chair !

Nous qui tamisons Dieu dans la nature, qui le purifions et l’en faisons sortir, prévenons d’avance les captivités où il languit, détruisons dans son germe la cause qui l’asservit, absorbons-la ! avalons donc le sperme des hommes ! Vite ! allons ! semez par terre la farine de froment pour l’y rouler en hostie. Quand son flot va couler, étendez les lits bas, couchez-vous sur le flanc gauche, déshabillez les femmes, elles rugissent d’attente, c’est l’heure !