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Et il poussa un bâillement homérique, écartant les bras en se faisant craquer les coudes et les poignets.

— Si vous saviez ce qui m’est arrivé, voyez-vous ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Ah ! nous avons joliment ri. Il y avait à souper une espèce de baron allemand, qui était venu avec la petite Irma, il n’entendait pas un mot de français, il voulait embrasser toutes les femmes, il était gris comme un Polonais et buvait dans son chapeau ; on se moquait de lui sans qu’il s’en aperçût, on lui a fait avaler un tas de choses, du vinaigre, de la moutarde, des radis entiers comme une pilule, il y avait de quoi crever de rire ; il avait de bons cigares, par exemple.

— Est-ce que vous auriez cru ça d’elle, vous qui la connaissez ?

— D’elle ? de qui parlez-vous ? de Louisa ? ma foi, non ! ce pauvre Boucherot ne méritait pas ça. J’avoue qu’il est bête, mais après ce qu’il a fait pour elle… avoir mangé cinq cent mille francs pour une bécasse semblable et se voir !… non, non, non !

— J’ai trop souffert ! j’ai trop souffert ! murmurait Henry à voix basse.

— Refuser en plein bal le bras de ce pauvre garçon pour celui de ce crétin de duc de Noyon ! et cela parce que l’autre décline et qu’on va le saisir demain ! et passer devant lui en ricanant ! quelle racaille ! Elles sont toutes comme ça, voyez-vous, bonnes filles quand vous êtes riche, féroces quand vous n’avez plus le sou. Ainsi moi…

— Moi qui croyais qu’elle m’aimait, car elle me l’a dit, et si souvent encore !

— La grosse Henriette n’est pas comme ça, du moins, voilà une exception. Vous savez bien ? la grosse Henriette du Vaudeville. D’Ambourg l’avait quittée pour une Anglaise, qui était venue ici l’année dernière avec l’ambassade ; eh bien, quand l’ambassade est repartie, elle est venue tout de suite, comme