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partirent à cinq heures, c’est moi qui fus le plus lent à ranger mes papiers sur mon pupitre, le dernier qui repoussa son tiroir et qui ferma la porte.

« À moi l’avenir ! pourquoi en douterais-je ? ne s’ouvre-t-il pas, superbe et facile ? le style me coule dans le sang, j’ai dans la chair cette force fluide et circulante qui vous ferait déraciner les mondes, j’ai la tête pleine d’œuvres, le cœur large et neuf, tout propre aux bonds sublimes et aux immenses vibrations. J’étais délivré, régénéré, un abîme me séparait de ma vie passée. Encore à présent, j’ai peine à concevoir que tant de choses puissent se passer en un jour. Pourquoi donc me trouvai-je tout fier, tout noble, plus digne, plus mûr, plus doux même et plus miséricordieux ? L’air du ciel était chaud comme au printemps, je revins par le boulevard ; quoique les arbres n’aient pas encore de feuilles, les oiseaux déjà gazouillaient dans les hautes branches, je pensais à Lucinde, il me semblait qu’elle allait m’aimer, que j’étais plus beau ; il me tombait du ciel une confiance radieuse, une joie de vivre que je n’avais jamais eue.

« Le soir, à sept heures, après le dîner, dont il fallut attendre la fin, je mis mon manuscrit dans ma poche et j’allai au théâtre.

« Il y avait pour m’écouter Bernardi, Lucinde, Anténor le jeune premier, Mme Artémise, un vieux qui fera le prieur, et puis un autre qui n’est venu qu’au quatrième acte. Quand tout le monde se fut assis autour de la table sur laquelle je devais lire, je pris mon manuscrit, je l’ouvris, je lus le titre lentement et plus essoufflé que si j’avais couru.

« — Nous allons voir ça, mes enfants, dit Bernardi en se frottant les mains ; d’après ce que m’a dit monsieur, il y a pour vous un rôle délicieux, belle demoiselle, ajouta-t-il à Lucinde… Si nous faisions un succès avec une pièce du cru, ce serait une fière affaire. Attention !