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vus à la porte du théâtre et qui me poursuivaient avec la même fidélité que les autres. Toute la nuit je ne dormis pas, jusqu’au jour je me retournais sans cesse dans mon lit, agité, inquiet, pensant à tout cela, à mille autres choses encore ; quelquefois plein d’espoir, amoureux : rêvant de gloire, d’autres fois désolé, désespéré, prêt à mourir ; ou bien esquissant subitement quelque grande œuvre à faire, en mesurant toute la hauteur, en sondant toutes les profondeurs. Les toits d’en face, encore mouillés par une petite pluie qui était tombée dans la soirée, brillaient d’un sombre éclat sous les rayons de la lune entrant par ma fenêtre dont les rideaux étaient restés ouverts ; ils se jouaient sur les pieds de mon lit, dans les plis de ma couverture, et je songeais à cette lueur étrange qui, dans Virgile, arriva sur le fantôme sanglant d’Hector et illumina sa pâleur aux regards épouvantés d’Énée.

« Le lendemain, comme j’allais à mon bureau, je rencontrai Bernardi qui allait déjeuner au Café Français ; j’allais avec lui, c’est moi qui payais. Il devina que je devais écrire, je lui exposai le plan de mon drame et je lui en récitai même une scène par cœur, il en fut enthousiasmé.

« — Voulez-vous que nous le donnions ici ? me dit-il, c’est Lucinde qui fera Dona Isabella. Voyons, décidez-vous, hardi ! lisez-nous ça ce soir, après le spectacle. »

« Je ne répondis rien.

« — Eh bien ! qu’avez-vous ? est-ce convenu ? reprit-il.

« Je lui serrai la main sans mot dire et je le regardai fixement pour voir s’il ne riait pas, étonné que j’étais comme un pauvre à qui un homme serait venu dire : « veux-tu être riche ? ». Je ne pouvais me retenir de sourire, tant j’avais de joie dans l’âme. Il était déjà une heure, n’importe ! je le reconduisis jusqu’au théâtre. Je regagnai ma galère, j’y entrai avec un