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dans Antony le rôle d’Adèle Hervey. Elle a une façon ordinaire de parler un peu traînarde, elle chante la fin des mots et les accentue comme en psalmodiant des vers, mais parfois sa voix qui se module comme une flûte, éclate précipitée en cris déchirants ou bondit dans la colère avec des sanglots désespérés ; puis, tout à coup, c’est quelque soupir qui arrive, un mot tendre plein de langueur lui passe sur ses lèvres, ainsi que, dans un orchestre, ces petites notes endormies et voluptueuses qui traversent l’air après le large ouragan des violoncelles et le rugissement des cuivres.

« J’étais à l’avant-scène, sur le premier banc, penché vers la rampe ; je sentais dans mes cheveux le vent que faisaient ses vêtements quand elle marchait, je levais la tête et je la contemplais de haut en bas. Quand le rideau a été baissé, j’ai été voir Bernardi sur le théâtre, et elle, je l’ai vue aussi, je l’ai aperçue dans sa loge, encore toute tremblante de l’émotion de son rôle, agitée, souriant sous les bravos qui duraient encore, et renouant un bandeau de ses cheveux, qui était tombé pendant la dernière scène. Il y avait une bonne recette, c’était un dimanche, Bernardi était fort gai, on alla souper tous ensemble, et moi je remontai toutes nos rues et regagnai tristement la maison avec un vide affreux dans l’âme.

« J’aurais voulu aller avec eux, vivre avec eux, être comédien moi-même, jouer avec Lucinde, être l’Antony qui la tutoie et qui la presse dans ses bras. Oh ! comme je maudis ma vie régulière, et ma famille ! Pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas fait naître seul et pauvre, mais libre au moins, comme le bohémien et comme le pâtre ? j’étais fort et il me semble même que la misère m’eût grandi. Je revenais sans cesse à ma rencontre du matin, à la répétition où j’avais assisté, à la représentation de la soirée ; à Bernardi, à Lucinde, à tout le reste, aux acteurs, aux comparses, à deux ou trois figures banales de domestiques ou de gendarmes, que j’avais