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« Bernardi vint me trouver et me demanda ce que je pensais de son monde. Il paraît que je ne lui répondis pas par une sottise et qu’il fut content, car, me prenant par la main et me conduisant vers deux femmes assises dans le haut de la scène sur un banc rustique :

« — Que je vous montre, m’a-t-il dit, les deux perles de ma couronne, la mère et la fille, Mme Pernelle et Elvire, Philaminte et Dona Sol, Mme Artémise et Mlle Lucinde. Mesdames, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, permettez-moi de vous présenter Monsieur, un de mes amis de cette ville, un amateur distingué, qui admire fort les beaux talents et adore les jolies femmes, deux motifs pour faire votre connaissance. »

« La plus vieille sourit, et la jeune fille, sans se lever, me fit un signe de tête. Elles étaient toutes deux recouvertes de châles qui les enveloppaient comme des manteaux, et, à cause de l’obscurité qu’il faisait dans le fond du théâtre, je ne voyais presque rien de leur figure, si ce n’est les yeux de la vieille qui brillaient dans l’ombre sous son chapeau, en causant avec Bernardi, et le vague profil de l’autre, qui semblait étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle. Un décor qu’on dérangea l’éclaira tout à coup et je la vis en entier. Il était nu-tête, de longues papillotes à l’anglaise, d’un blond cendré, tombaient avec une grâce exquise sur ses épaules décolletées, qui frissonnaient comme si elle eût froid ou sommeil ; elle grelottait, en effet, et s’enveloppait dans son grand châle bleu, qu’elle serrait sur ses membres. C’était un vieux cachemire, à longues franges rouges, qui lui prenait toute la taille, les bras et le derrière de la tête ; elle l’avait ramené ainsi par-dessus son peigne et se tenait immobile, sans rien faire, occupée seulement à regarder le bout de son pied, avec lequel elle battait le sol à petits mouvements saccadés ; son soulier de satin blanc bruissait en s’ériflant sous sa robe, une robe bleue semée de fleurs blanches, avec un grand fal-