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écrit cinq pages enflammées à la dame de son cœur.

Les amants ont la rage d’écrire ; pour peu qu’ils soient gens de lettres, c’est un déluge de style. Peut-être se dupent-ils eux-mêmes et leur passion n’est-elle qu’un sujet de rhétorique qu’ils prennent au sérieux, un homme de goût ne peut faire grand cas de toutes ces balivernes sentimentales, si sottement écrites d’ordinaire, et qui plaisent tant aux dames. Je ne m’adresse pas ici aux écoliers de quatrième ni aux couturières qui lisent George Sand et ont pour amants des clercs d’avoué, mais aux gens d’esprit qui en ont écrit eux-mêmes, qui en ont reçu et qui ont beaucoup vu ; la passion ne se peint pas plus elle-même qu’un visage ne fait son portrait, ni qu’un cheval n’apprend l’équitation. Quand Saint-Preux et Don Juan venaient au monde et qu’ils naissaient lentement à cette vie idéale que nous admirons, les pères qui les façonnaient ne songeaient pas aux yeux de leur voisine, ni au soin facétieux d’en obtenir quelque chose, et vous croyez, mon beau monsieur, parce que vous avez les joues en feu et le cerveau échauffé, parce que vos prunelles brillent comme des charbons et que vous écrasez des becs de plumes sur du papier blanc, vous vous croyez émouvant comme Jean-Jacques et lyrique comme Byron ? Allons donc, bourgeois ! allons donc, bourgeoise ! c’est insulter l’art, c’est gâter le plaisir. Que votre bouche ne se pique pas de dire de belles paroles, mais de donner de bons baisers ! que vos mains quittent la plume, leur place est ailleurs. Arrière, canaille ! hors d’ici, gouspins ! qu’on me chasse ces drôles ! qu’on les jette par la fenêtre ! qu’ils se fassent philanthropes, et qu’ils écrivent sur les prisons en bon vieux style épais ! Or, supposant le lecteur aussi gourmet que nous, on lui fait grâce de toute correspondance amoureuse, malheur inévitable dans un livre, chose plus assom-