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comme tous les jours, ce n’était pas la voir comme il le voulait, comme il l’attendait cette fois-là. Il guetta donc le moment où elle sortit, et cinq minutes après il s’élança dehors, sauta dans le premier cabriolet venu, donna vingt sols de pourboire au cocher, qui écarquilla les yeux, et arriva enfin à la grille des Tuileries, le cœur plus gonflé d’orgueil que tous ceux qui jamais y entrèrent clairons en tête et tambour battant.

Le temps était sombre, de gros nuages couraient vite sur la cime des arbres, leur écorce verte suintait comme les murs par un temps de dégel, la surface du grand bassin, toute jaune et couverte de feuilles mortes, se ridait sous le vent, les cygnes étaient rentrés dans leur cabane, les bonnes appelaient à elles leurs enfants, les bourgeois hâtaient le pas, craignant la pluie, la sentinelle avait passé sa capote. Henry s’assit sur un banc pour respirer, il étouffait comme dans le passage Véro, au mois d’août, la sueur coulait sur son front, sa gorge était brûlante, ses mains tremblaient ; elle ne venait pas, mais elle allait venir. Il se leva, il marcha de long en large, en tous sens, inquiet, le lorgnon braqué sur l’œil, tachant de la reconnaître de loin, s’attendant à voir son châle blanc apparaître tout à coup dans une allée.

Comme elle tardait !

Le ciel se rembrunit, l’air s’adoucit, et les arbres cessèrent de faire leur grand bruit dans leurs rameaux dépouillés ; la neige tomba, elle s’épaississait, la nuit commençait, les lumières du château s’allumèrent ; il était déjà quatre heures, elle ne venait pas. Il n’y avait presque personne dans le jardin ; les statues de marbre, couvertes de neige, se tenaient immobiles dans leur pose et le jour, tombant sur leurs formes, animait leur pâle blancheur, elles semblaient vivre. Espérant que le temps passerait ainsi plus vite, il en regarda deux ou trois le plus longtemps et avec le plus d’at-