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tage à ses plans et à ses travaux, si bien que l’un cacha sa vie et l’autre son esprit. Ils causaient toujours de femmes, d’art, d’avenir, mais Jules aimait trop la femme pour adorer les femmes, aimait trop le sublime pour se plaire au médiocre, aimait trop aussi la gloire pour vouloir de l’estime.

Henry ne s’était pas aperçu des dissidences profondes qui leur étaient survenues ; vous lui eussiez dit que son amitié d’autrefois était plus belle, qu’il ne vous eût pas compris. N’avait-il pas été habitué à toutes les phases de la passion dans son amour avec Mme Renaud, et la pratique du sentiment ne lui avait-elle pas durci quelque peu l’épiderme du cœur, comme la marche durcit celui des pieds ? Il avait senti jadis l’amertume de l’amour, comme Jules sentait alors celle de l’amitié, douleur plus forte, plus mordante, qui l’empêchait de souffrir d’une autre qui arrivait plus faible, résultat d’une passion moins violente.

Pour Jules, qui comprenait la misère de cette sympathie, si banale maintenant, si vivace autrefois, il en eût été plus affligé sans doute s’il avait pu se ressouvenir quel homme il était lui-même dans ce temps-là aussi bien qu’il se rappelait l’ami d’autrefois. Avait-il gardé quelque chose de cette époque regrettée ? Pourquoi accuser Henry de ses changements, lui qui était si changé ? N’étant plus les mêmes, quelle merveille donc qu’ils ne se reconnussent pas ? L’intelligence de cette situation fit que Jules n’en éprouva pas autant de peine que s’il ne l’avait point comprise.

Ce qu’ils sont maintenant, ce qu’ils font, ce qu’ils rêvent est le résultat de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils ont rêvé. Chaque jour de la vie d’un homme est comme l’anneau d’une chaîne, l’un se rattache à l’autre, le suivant à celui qui vient après, tous sont utiles et soudés ensemble ; mais que le chaînon qui se forme maintenant soit d’or ou de fer, les anciens n’en ont pas été plus beaux, ceux que l’on