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un drame, qu’il avait offert à un théâtre du boulevard et dont il n’avait jamais pu obtenir la lecture, l’avait mis également en relation avec trois ou quatre acteurs, encore plus pauvres et tout aussi inconnus que lui.

On se réunissait le samedi, chez lui, dans son triste logement — Henry n’y venait pas — on causait d’art et de voyages, on se communiquait ses projets, ses plans, ses espérances ; mais les peintres le quittèrent quand le cours fut terminé, et les acteurs finirent aussi par ne plus venir le voir, trouvant qu’il leur donnait trop d’avis et ne tenait nul compte de leurs progrès. Il lui resta seulement les deux chirurgiens en herbe, qui lui étaient vraiment très dévoués et qui lui pardonnant ses poésies incompréhensibles et sa prose prétentieuse, le tenaient pour un excellent garçon et un bon camarade.

On conçoit donc que Jules se rejeta avidement sur Henry, si habitué autrefois à le comprendre ; Henry, de son côté, était bien aise de rencontrer dans son vieil ami quelqu’un de sûr, de discret et d’intelligent, à qui confier ses projets d’avenir et ses succès de chaque jour.

Ils ne pensaient de même sur quoi que ce soit et n’envisageaient rien d’une manière semblable ; le scepticisme d’Henry était un scepticisme naïf et actif, celui de Jules était plus radical et plus raisonné. Jules avait pour les femmes trop de mépris dans la pratique et trop d’estime en théorie ; Henry, qui ne les plaçait pas si haut, les aimait davantage, aussi le premier usait-il de celles du dernier rang, rêvant parfois, auprès d’une pauvre prostituée, les plus belles amours ou les plus ardentes voluptés, tandis qu’Henry ne se donnait qu’à des maîtresses de choix, qui lui faisaient goûter toutes les délicatesses de la femme, dans les douceurs de l’opulence, avec tous les raffinements de la vie civilisée.

Malgré sa haine des hommes, Jules n’était pas parvenu à s’empêcher de s’y fier encore, ni de s’en laisser