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sions différentes qu’il portait à chacun de tous ces personnages, est-ce que je ne serais pas bien aise d’être à la place du cordonnier et d’entendre en mon honneur ce doux murmure qui circule ? est-ce que je vise autre chose après tout ? Ses vers ne m’ont peut-être paru mauvais que parce que j’aurais préféré qu’on écoutât les miens ; ce brave homme qui les décriait avait beaucoup de sagacité, et je serais bien heureux si j’en savais autant que lui ; ce jeune fat même n’avait nullement tort, il faut convenir aussi qu’il met sa cravate mieux que moi et que sa toilette est irréprochable. »

Ainsi vivait Jules, fréquentant davantage les hommes et de moins en moins leur ouvrant son cœur ; son isolement intime était relatif à la foule qui l’assiégeait, résultat multiple de l’expérience, de l’orgueil blessé, du parti pris et des circonstances extérieures.

Deux choses arrivent : ou l’homme s’absorbe dans la société, en prend les idées et les passions, et disparaît alors dans la couleur commune ; ou bien il se replie sur lui-même, en lui-même, et rien n’en sort plus, des différences profondes s’établissent entre lui et ses semblables, il y a des abîmes rien que dans la manière de comprendre une même idée ; il vit seul, rêve seul, souffre seul, personne ne s’associe à sa joie, il n’y a pas de caresse pour son amour ni de consolation pour sa douleur, son âme est comme une constellation égarée que le hasard pousserait dans l’espace. C’est pour cela qu’on voit tant d’amitiés chez les enfants, que l’on en rencontre déjà moins dans la jeunesse, presque pas chez les hommes mûrs, point du tout entre les vieillards.

Combien de goûts, de pensées, de rêves et de plaisirs avons nous eus de communs avec une foule de gens qui sont perdus pour nous ? ils ont pensé comme nous cependant, senti comme nous, nous vivions de leur vie, ils vivaient de la nôtre ; mais les liens qui semblaient unir pour toujours se sont si bien dénoués