Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Inde, qui ne s’en est pas dégagée ; il s’humanise dans la Grèce, passe dans l’art romain, le récrée de caprices folâtres ou enflamme sa sensibilité, devient terrible au moyen âge, grotesque à la Renaissance, et se mêle enfin au vertige de la pensée dans les âmes de Faust et de Manfred.

C’était sans doute pour exprimer quelque chose que se taillaient dans le granit ces sphinx monstrueux qui restent couchés sur le sable des déserts. Vers quel horizon regardent, du fond de leurs pagodes, les yeux béants des idoles ? que signifie leur sourire d’ivresse ? et pour quoi prendre, tous ces bras nombreux qui leur pendent le long du corps ? on les contemplera longtemps et pas un homme ne saura ce qu’elles veulent dire.

N’arrive-t-il pas, à certains moments de la vie de l’humanité et de l’individu, d’inexplicables élans qui se traduisent par des formes étranges ? alors le langage ordinaire ne suffit plus ; ni le marbre ni les mots ne peuvent contenir ces pensées qui ne se disent pas, assouvir ces étranges appétits qui ne se rassasient point ; on a besoin de tout ce qui n’est pas, tout ce qui est devient inutile : tantôt c’est par amour de la vie, pour la doubler dans le présent, l’éterniser au delà d’elle-même ; tantôt c’est par convoitise de l’infini, pour y retourner plus vite, fureur de la joie ou caprices du désespoir. Notre nature nous gêne, on y étouffe, on veut en sortir, et notre âme, qui l’a comblée, en fait craquer les parois comme une foule mal à l’aise dans une enceinte trop étroite ; on se rue à plaisir dans l’effréné, dans le monstrueux ; on met un masque sur son visage, on court, on crie, on hurle, on entre dans la folie et dans la sauvagerie ; on rit de sa laideur, on se vautre dans l’ignoble, de même qu’épuisé de jeûnes et saignant sous son cilice, le camaldule ressent des picotements de volupté à chacun des coups dont il se déchire le corps et s’évanouit presque d’amour quand il