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luire au loin les flaques d’eau restées dans les ornières des chemins creux. En ce moment sa lumière éclaira le chien maudit qui hurlait toujours, elle dardait sur sa tête ; il semblait, dans la nuit, sortir de chacun de ses yeux deux filets de flamme minces et flamboyants, qui venaient droit à la figure de Jules et se rencontraient avec son regard ; puis les yeux de la bête s’agrandirent tout à coup et prirent une forme humaine, un sentiment humain y palpitait, en sortait ; il s’en déversait une effusion sympathique qui se produisait de plus en plus, s’élargissait toujours et vous envahissait avec une séduction infinie. « N’es-tu pas son ami, se demanda-t-il, que tu me regardes ainsi comme si tu voulais entrer dans mon amitié ? que veux-tu de moi ? »

Il n’y avait plus de cris, la bête était muette, et ne faisait plus rien que d’élargir cette pupille jaune dans laquelle il lui semblait qu’il se mirait ; l’étonnement s’échangeait, ils se confrontaient tous deux, se demandant l’un à l’autre ce qu’on ne dit pas. Tressaillant à ce contact mutuel, ils s’en épouvantaient tous deux, ils se faisaient peur ; l’homme tremblait sous le regard de la bête, où il croyait voir une âme, et la bête tremblait au regard de l’homme, où elle voyait peut-être un dieu.

Grandissant plus rapide que la flamme, la pensée de Jules était devenue doute, le doute certitude, la certitude frayeur, la frayeur de la haine. « Meurs donc, lui cria-t-il tout frémissant de colère et lui écrasant la figure sous un coup de pied violent et subit, meurs ! meurs ! va-t’en ! laisse-moi ! »

Le chien s’enfuit, Jules se sentit à l’aise en ne le voyant plus ; il rentrait dans son calme ordinaire, dans sa liberté ; il était tout surpris de son émotion récente, et déjà même il la concevait à peine. Soudain deux prunelles luirent dans l’ombre, elles s’avançaient : il était revenu, il était là, il marchait dans l’oseraie, il se