Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sité effrayante et parcouraient toute sa personne, tout en le flairant et en tournant autour de lui.

Jules en eut d’abord horreur, puis pitié, tant le pauvre animal semblait misérable et abandonné. C’était un de ces chiens qui ont perdu leur maître, que l’on poursuit avec des huées, qui errent au hasard dans la campagne, que l’on trouve morts au bord des chemins sans savoir à qui ils appartenaient. Jules le chassa, mais il revint à la charge ; il le menaça encore, ne voulant pas le battre, mais la bête bondit à sa voix et le caressa plus fort ; à la fin il ramassa une pierre et la lui lança dans les flancs ; elle poussa un cri plaintif, et, la queue dans les jambes, rampant sur le sol et tirant la langue, elle vint se cacher dans ses genoux sans en vouloir sortir.

Pourquoi donc cette opiniâtreté singulière ? est-ce qu’il l’avait déjà vue autrefois ? mais où donc ? Avait-elle appartenu à l’un de ses amis ? Et il cherchait à la reconnaître, tandis que le chien lui-même, avec son œil enflammé, le regardait avidement comme s’il avait voulu lui parler.

N’était-ce pas Fox, par hasard ? l’épagneul qu’il avait donné jadis à Lucinde ? Elle l’avait perdu sans doute, et n’ayant pu retrouver sa maîtresse il revenait dans son pays, vers son ancienne maison ; c’était bien la même taille, le même air, à peu près le même pelage, et il l’appela par deux fois : Fox ! Fox ! Le chien le quitta un instant et alla boire dans un fossé, il y entra jusqu’au ventre pour y tremper ses membres fatigués, attrapa avec ses dents deux ou trois brins des joncs verts qui poussent au bord, et se mit à boire à longs traits ; sa langue en lapant faisait des cercles sur l’eau jaunâtre, immobile, qu’un dernier reflet de soleil rendait toute rouge et presque sanglante.

Peu à peu le jour tombait, ses couleurs violettes et orangées se perdaient insensiblement dans la blancheur du ciel, qui commençait à s’éclairer de la lune