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chassait sans pitié, maître inhospitalier qui veut que son palais soit vide pour y marcher plus à l’aise, et tout fuyait sous la flagellation de son ironie, ironie terrible qui commençait par lui-même, et qui s’en allait aux autres d’autant plus violente et acérée ; il avait presque perdu la coutume de se plaindre, et quand même il retombait dans ses anciennes faiblesses, dans tous les découragements et les irrésolutions, il n’ajoutait plus à son malheur actuel en s’y complaisant comme jadis et s’y enfouissant à plaisir, avec l’obstination désespérée qui est l’essence des douleurs chrétiennes et romantiques ; de chutes en rechutes et d’incertitudes en tâtonnements, il arrivait cependant parfois à parcourir avec sécurité un long espace sur le chemin des passions et des idées ; à mesure qu’il avançait, il entrevoyait plus de clartés et plus de soleil, et comme le voyageur au haut de la montagne, qui s’arrête essoufflé, regardant derrière lui à l’horizon toute la route qu’il a parcourue, à peine s’il voyait maintenant les ombrages où naguère s’étaient reposés ses soucis, et les ondes qui avaient désaltéré sa soif.

Injuste pour son passé, dur pour lui-même, dans ce stoïcisme surhumain il en était venu à oublier ses propres passions et à ne plus bien comprendre celles qu’il avait eues ; s’il ne s’était pas senti chaque jour forcé, comme artiste, de les étudier et de les rechercher chez les autres, puis de les reproduire par la forme la plus concrète et la plus saillante ou de les admirer sous la plastique du style, je crois qu’il les eût presque méprisées et il en serait arrivé à cet excès d’inintelligence.

Voilà d’où venait son étonnement, en retrouvant dans le bruit des feuilles mortes qu’il écartait avec ses pieds les restes de trésors qu’il croyait n’avoir jamais possédés. Il se dit qu’il avait été jeune cependant, que dans ce temps-là son corps et son âme