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mais ce projet de retour fut adopté avec autant de joie que, dix-huit mois auparavant, l’avait été le projet du départ.

Peut-être depuis longtemps chacun le nourrissait-il en secret et n’osait-il en parler, par pudeur, en attendant le moment favorable ou la confidence se présenterait d’elle-même ; aussi, quand elle se fit, n’en furent-ils pas surpris, parce que, lorsqu’un fait doit venir au monde, il y a d’avance comme une pente savonnée sur laquelle il roule.

Ils s’étaient insensiblement relâchés l’un de l’autre, mais, liés de plus près par cet espoir commun, leur amour assoupi se réveilla tout à coup devant le bonheur qui réapparaissait pour eux dans un avenir infaillible, illusion à ajouter aux autres et dont Henry fut encore la dupe. Content de s’en retourner à des pénates connus et de reprendre une vie plus sûre, il crut qu’Émilie était pour quelque chose dans sa joie, que sans elle il ne se sentirait pas si heureux, et il l’en aimait davantage, contre-coup du plaisir nouveau dont il la croyait être la cause.

Tout ce qui leur avait manqué en Amérique, tout ce qui avait menti à leurs vœux, ils le replacèrent en Europe, pour l’avenir, dans les mêmes conditions que par le passé. Espérant toujours un bien-être indéfini qui n’arrivait jamais, rien n’aurait dû le leur faire présager ; ils le croyaient cependant, et leur cœur en battait d’avance, comme à chaque année qui vient, malgré l’expérience des aînées, toujours l’on s’attend vaguement à quelque chose d’inéprouvé et de meilleur. Quelle différence néanmoins entre ce qu’ils éprouvaient maintenant et ce qu’ils avaient senti, deux ans auparavant, dans des circonstances pareilles ! ils étaient gais maintenant, mais c’était une de ces satisfactions que l’on refoule, que l’on voudrait presque effacer, dont on a honte, tandis que la tristesse qu’ils avaient eue au départ, quand ils fuyaient ensemble vers une