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droit appuyé sur le chambranle, tout le corps un peu de côté ; les pattes de son bonnet sont dénouées et laissent le dessous de son menton à nu, sa main gauche est dans la poche de son tablier de soie, elle ferme les yeux à demi et sourit un peu du coin des lèvres, un peu moins que tout à l’heure, mais plus intérieurement, si bien que personne ne pourrait s’en apercevoir. Le jour blafard qui passe à travers les vitres éclaire la figure d’Henry, fait blanchir son front et met en saillie le galbe de son visage ; ses deux jambes sont croisées sous la table, il ouvre de grands yeux, on dirait qu’il songe à ce qu’il ne voit pas.

— Qu’avez-vous donc ? fit-elle à la fin.

— Moi ! reprit Henry comme se réveillant, rien… rien du tout, je vous assure.

— À quoi pensiez-vous ?

— Je l’ignore.

— Vous êtes distrait à ce que je vois. C’est comme moi, cent fois par jour je me surprends rêvassant à une foule de choses insignifiantes ou indifférentes, je perds tous les jours à cela un temps considérable.

— Ce sont de bonnes heures, ne trouvez-vous pas, Madame, que ces heures-là, que ces moments qui s’écoulent vaguement, doucement, sans laisser dans l’esprit aucun souvenir de joie ni de douleur.

— Vous croyez ? dit-elle.

Il poursuivit, sans prendre garde à l’expression sympathique qui avait animé ces deux mots, il était de ces gens qui aiment à finir leurs phrases.

— L’esprit en conserve à peine une ressouvenance tendre et indéterminée, que l’on aime à retrouver quand on est triste.

— Comme vous avez raison ! dit-elle encore.

— Chez mon père il y avait, dans le jardin, un grand cerisier à fleurs doubles. Si vous saviez comme j’y ai dormi à l’ombre ! tout le monde me traitait de Turc et de paresseux.