Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous la traitez de charivari odieux et de musique infernale, vous vous bouchez les oreilles aux mêmes refrains, vous fermez les yeux au même soleil.

Si l’on avait dit au père d’Henry : « Votre fils a séduit une grande dame honnête et riche, portant un beau nom et maîtresse d’un beau château, il s’est marié avec elle, c’est un fier parti », le bonhomme eût remercié sa destinée, et il eût incontinent invité tous ses amis, les fortes têtes de l’endroit, à un festin copieux, on eût bu le meilleur vin de sa cave et on l’eût félicité de son bonheur, et il aurait fait ensuite un voyage à Paris pour aller embrasser ce fils chéri et jouir du spectacle de le voir dans sa nouvelle position ; il eût trouvé à sa bru toutes les vertus possibles et toutes les qualités imaginables. Dans une autre conjecture, si Henry avait conquis le cœur de la fille d’un charbonnier ou d’un marchand de légumes, et qu’il l’eût ensuite plantée là avec un marmot sur les bras, ne voulant pas s’avilir à l’épouser, son père fort probablement l’eût regardé comme un gaillard très espiègle et fort habile ; dans le fond de sa vieille indulgence philosophique, il n’aurait pas même été fâché des succès de son fils, et peut-être eût-il voulu voir la pauvre fille qui l’avait trouvé si aimable.

Ces possibilités, rentrant dans le cercle de celles auxquelles il avait songé, ne lui auraient pas parues bien étranges si elles se fussent effectuées ; en effet, ce sont là de ces choses que l’on voit, qu’il avait vues, auxquelles il s’était vaguement attendu les jours où, pensant à Henry et s’imaginant tout ce qui pourrait lui advenir de bien et de mal, il avait bâti ces hypothèses et ces aventures que nous édifions dans l’absence des personnes qui nous sont chères. D’abord il avait prévu un duel, il s’était arrêté à une blessure, à une blessure assez grave même, mais pas dangereuse — mourir en duel est si rare ! — il avait de suite écarté l’idée de la mort — car nos pensées nous font peur